Jean Cristofol – La Théorie du filet

Jean Cristofol

Texte écrit à propos de la série de performances Conférences du dehors et inclus dans le catalogue d’exposition Overflow, Lux Valence et Pandore 2015.

Thierry Fournier | Conférences du dehors 4

La première image qui me vient à l’esprit, quand je pense à Conférences du dehors, est l’image d’un filet. Mais ce n’est pas exactement l’idée du réseau, en tout cas, ce n’est pas dans un premier temps cette idée, qui est évidemment essentielle ici. Avant d’être un réseau, le filet est une masse d’éléments rassemblés, qui tient en boule dans la main pour le filet de la ménagère, ou qui fait un tas sur le quai pour le filet du pêcheur, un gros tas parfois, mais toujours avec cette qualité particulière de malléabilité, cette densité informe qui fait que le filet de la ménagère tient dans une poche, et que celui du pêcheur se tasse dans la cale du bateau.

Les accessoires nécessaires à Conférences du dehors tiennent dans le coffre d’une voiture. C’est au sens propre une forme légère. Nomade, si l’on veut. En tout cas transportable et adaptable, destinée à être jouée de place en place, montée-démontée. Ces éléments vont ensuite être déployés, et ce déploiement va se modifier selon les lieux d’accueil, selon les conditions propres à chaque endroit, selon les circonstances. L’acte premier de Conférences du dehors consiste à lancer le filet, à distribuer dans l’espace les éléments qui le constituent. Quelque chose comme une figure se dessine alors, qui s’étend autour d’un centre approximatif dans un mouvement de type circulaire. Le cercle du filet est ce dans quoi se prend un peu du monde, saisi, attrapé.

Mais dire cela n’est déjà plus tout à fait exact. D’abord, parce que la forme circulaire se caractérise par sa fermeture. Une ligne qui revient sur elle-même et qui partage le monde en deux parties, l’une interne, l’autre externe. En l’occurrence, ce qui se déploie est un mouvement qui se s’arrête pas, qui ne revient pas sur lui-même, parce qu’il s’ouvre sur des échelles différentes, qu’il s’étend sur des plans disjoints. Et pour tout dire, si cela fait boucle ça ne fait plus tout à fait cercle, même s’il reste bien là la mémoire active d’une scène et certainement une aire de jeu. Même si quelque chose effectivement s’y prend, y transite et résonne. Sauf que le partage du dedans et du dehors, comme le nom même de Conférences le dit bien, se joue autrement. Le mouvement scénographique cède devant un autre mouvement, ou rencontre une autre sorte de déplacement qui vient le pénétrer, le transformer, l’articuler à un autre registre de dimensions.

Ce filet est donc un assemblage, l’articulation dans un dispositif d’éléments liés par une « traversée ». Un dispositif fait de situations successives qui se tient, au sens où l’on peut dire qu’une oeuvre d’art cherche le point d’équilibre où « elle tient », selon un principe de composition, au sens musical du terme. Il y a là quelque chose d’une installation qui rassemble des éléments différents dans le jeu de leurs relations réciproques, et d’un mouvement, ou d’un parcours, d’une traversée donc. C’est à la fois arrêté et en mouvement, arrêté comme un château de cartes, en mouvement comme un souffle ou un pas de danse. Ajoutez à cela que les appareils qui sont réunis là, et par lesquels chaque moment peut s’effectuer, sont tout à fait banals, communs, qu’ils participent d’un fonctionnement quotidien : une télévision, une table et un micro, un ordinateur portable, un téléphone cellulaire, etc, disposés autour d’un morceau de polystyrène posé sur une feuille de plexi, une sorte de sculpture modeste, ready made extrait d’un carton d’emballage, architecture blanche et vide que les événements sonores provoqués par un micro en Larsen va venir explorer et transformer en bloc de glace, en iceberg, en fragment détaché et fragile de banquise. À ce moment de glaciation, d’éclat sonore en décomposition, le mouvement s’arrête et s’inverse, la forme se fissure, la parole s’abîme dans une avalanche granulaire. C’est seulement à ce moment là de l’enchaînement des séquences qui composent Conférences du dehors, que la boucle sonore devient le cercle clos de la scène d’un coup ramenée au noyau de sa présence, à l’ici et maintenant de l’action – et encore, on a envie de dire que c’est du dedans que « ça fuit ».

Conférences du dehors débute à heure fixe, avec une séquence de parole qui ressemble à un défi absurde : relater, à plat, ce qui se passe sur l’écran d’une télévision entre la fin des émissions du début de soirée, souvent des jeux, et le début du journal télévisé de 20 heures, c’est à dire cette succession trépidante de non événements où s’enchaînent dialogues, publicités, météo, annonces, jingles, discours de la présentatrice annonçant les thèmes du journal. La comédienne, Emmanuelle Lafon, est assise devant un écran de télévision, un casque sur la tête. Elle regarde l’écran que nous ne voyons pas et elle nous décrit, au fur et à mesure, ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se joue, en jet continu, dans l’évidente impossibilité de tout dire, face à la vision induite des images qui nous vient mentalement, à fleur de cortex, dans une course en déséquilibre de la voix et de la simple capacité d’énonciation devant l’énormité fade de ce qui défile et pisse inépuisablement. Elle est au coeur du dispositif télévisuel, à ce moment charnière qui constitue l’acmé du taux d’audience potentiel de la principale chaîne privée française. Cette ordinaire déferlante à vide des signes dans ce moment majeur qui scande et structure la journée de millions de foyers est ce qui nous est ôté de la vue et proposé au travers de ce qui touche à l’épure de la performance : le corps présent et opaque dans sa confrontation à l’écran – le cerveau dans sa confrontation au flux télévisuel. Ce temps là, à proprement parler fascinant, et fascinant aussi par tout ce qui finit effectivement par s’y dire, dont nous devons bien reconnaître (certains spectateurs ne peuvent pas s’y résoudre) qu’il y est question de ce qui, à ce moment même, se passe réellement à la télévision, que justement nous ne regardons pas puisque nous sommes ici, à écouter la comédienne, à la voir dépenser son énergie comme on se vide, ce temps là est de ce fait non pas reproduit, imité, figuré, représenté, mais en quelque sorte « sur-produit ».

Avant de définir une surface, l’écran déploie une trame temporelle. Il se construit dans une relation dynamique où jouent l’un avec l’autre les mouvements de l’image et ceux de la pensée. Ce qui s’effectue dans la performance de parole d’Emmanuelle Lafon, dans la tension hachée de son débit, dans l’effort d’articuler des mots qui déjà sont couverts d’autres mots, est le creusement d’un vide temporel ou d’un écart de vitesse qui sans cesse tente de se recouvrir. Il n’y a pas en réalité un mouvement, une masse synchronique en déplacement, mais un processus de décrochage en rattrapage perpétuel. Avec la parole articulée c’est la pensée qui se disjoint. Le mouvement de la vue et de l’oreille, celui de la bouche et des mots se creusent de différences, et il faut du travail pour les tenir ensemble, travail dont la limite fait l’objet de la performance, par delà de l’ensemble du « spectacle » – si tant est que le terme de spectacle soit adéquat à une proposition de cette sorte – que constitue Conférences du dehors. Cet écart, sans cesse creusé, sans cesse recouvert, toujours déplacé, renouvelé, démultiplié, est à mon sens ce qui en fonde la dynamique d’ensemble, traversée par des pôles parfaitement repérables – technologiques, politiques, mentaux – mais qui viennent se nouer dans une expérience composite, une expérience où s’interroge le quotidien des réseaux et la place que peuvent y tenir les sujets que nous sommes. Ramassé sur lui-même, ramené à la décomposition granulaire d’un feedback, c’est encore lui qui se creuse en temps réel dans la performance sonore que constitue Frost.

« Le cerveau, c’est l’écran… La pensée est moléculaire, il y a des vitesses moléculaires qui composent les êtres lents que nous sommes…Le cinéma, précisément parce qu’il met l’image en mouvement, ou plutôt dote l’image d’un auto-mouvement, ne cesse de tracer et de retracer des circuits cérébraux » (1). Deleuze écrivait cela dans les années 80. Il y voit le source d’une propension philosophique. « On va tout naturellement de la philosophie au cinéma, mais aussi du cinéma à la philosophie ». A peu près à la même époque Frederic Jameson constatait au contraire la pauvreté de la théorie de la vidéo, en particulier sous sa forme industrielle dominante, celle de la télévision : « ..le blocage de toute pensée originale devant cette compacte petite fenêtre contre laquelle nous nous cognons la tête n’est pas sans rapport avec, précisément, ce flux total ou global que nous observons à travers elle » (2). Le flux est ici celui du déversement ininterrompu, dont Patrice Lelay, quand il dirigeait la chaîne dont il a été question ci-avant, nous avait si lapidairement rappelé, dans une surprenante crise de lucidité cynique, qu’il avait pour destination de permettre la vente de « temps de cerveau disponible ».

Jameson oppose cette continuité télévisuelle à la situation du cinéma, ou du théâtre, pour lesquels le mouvement se tient dans les limites du spectacle ou du film. Le cinéma est bien un art temporel, il développe bien ce que Deleuze reconnaît visiblement comme un flux, mais un flux qui se ferme dans la clôture de la forme même du film et donc de la construction narrative. « Éteindre le poste de télévision, écrit Jameson, a peu de rapport avec l’entracte d’une pièce de théâtre ou d’un opéra, ou avec la grande scène finale d’un film de cinéma, quand les lumières reviennent lentement et que la mémoire commence son mystérieux travail. En effet, si une chose comme la distance critique est encore possible avec le cinéma, la mémoire y prend certainement une part essentielle ». Par le double effet de cette clôture et du montage, le temps du film n’est pas celui de la continuité de la vie quotidienne. C’est un temps propre, comme l’espace filmique est un espace particulier, doté de ses propres lois. Un temps dans lequel nous nous transportons, dans un écart, pour un moment en suspend. C’est en vérité ce qui fonde la fiction cinématographique, bien au delà du caractère inventé d’un récit, que la spécificité de ce temps et de cet espace cinématographiques. Jameson en déduit que de la même façon qu’il faut s’inquiéter de sa mémoire, de sa capacité à faire mémoire, il faut interroger la capacité fictionnelle de la vidéo, ou ses modes propres de production de la fiction, alors que le temps de la vidéo ne se dissocie plus de la continuité du temps qui passe.

Mais le flux télévisuel est produit par la concaténation d’éléments successifs, eux-mêmes de natures différentes – divertissements, jeux, films, informations, publicités, etc. Unilatéral et homogénéisant, il n’est pas assimilable au flux numérique produit pas la circulation multipolaire d’informations toujours différenciées, qui sont alimentées par l’activité disséminée des utilisateurs. On peut se demander si le point de vue de Jameson n’est pas prisonnier de l’extériorité dans laquelle il se tient face au flux qui se déverse par l’écran de la télévision. Cette extériorité est en tout cas aujourd’hui devenue une position illusoire, un espace irréel. Non pas parce que nous serions entrés à l’intérieur de la lucarne, mais parce que les réseaux sont évidemment devenus ce dans quoi nous vivons et nous pensons, parce que ce sont les formes objectives du monde globalisé. Il en est ainsi de ce qu’on appelait autrefois la ville. Les villes se détachaient de la campagne comme deux réalités en opposition et cette opposition se constituait spatialement par la coupure objective du bloc dense de la cité entourée des champs et des forêts. Les villes ont depuis longtemps perdue leur forme, elles se distribuent dans des zones de densités variables qui les ramifient et composent des mégapoles qui englobent à leur tour des morceaux de campagne. La simplicité de l’opposition entre le dedans et le dehors, comme entre l’ici et l’ailleurs d’un monde en réseau n’a plus qu’une pertinence relative. C’est pourquoi on a pu dire que le monde organisé dans la forme du réseau est un monde sans dehors. Plus encore, la ville matérielle se démultiplie dans la tessiture des réseaux d’information. Le flux a changé de dimension et de forme. Ce qui a pris le relais de la vidéo dans le processus de la digitalisation généralisée, ce n’est pas une seule sphère de circulation, mais un déploiement de réseaux interconnectés et articulés au réel par des échangeurs spécifiques, des embrayeurs multiples qui engagent des comportements, des modes de relation et de communication, des stratégies de pouvoir et de relation différentes.

On a souvent une image trop simplifiée de ce qu’est un réseau, une image à plat, en deux dimensions, une image qui peine à perdre le centre autour duquel elle pourrait continuer de s’organiser, quelque chose qui se tient à mi-chemin du labyrinthe et de la toile d’araignée. On oublie que les réseaux appellent les réseaux et se démultiplient dans des dimensions différenciées où se jouent autrement la relation au temps et à l’espace – et ce qu’on appelle dans son double sens l’ici et le maintenant du présent. Dans cet univers multidimentionnel, on a moins un centre ou des centres que des noeuds qui sont autant de filtres, mais qui se nourrissent de l’alimentation fournie par le réseau lui-même. Le flux n’est plus ce qu’émet un noyau de production et de diffusion, mais ce qui circule constamment et que des polarités coagulent et socialisent, ce qu’elle s’efforcent de commercialiser, ce qu’éventuellement elle peuvent contrôler.

On a aussi du mal a intégrer les enjeux fictionnels comme politiques des appareils par lesquels s’activent ces dimensions. Et c’est bien sur ce terrain que se situe Conférences du dehors. On peut considérer que chacune des séquences du spectacle procède par activation d’un schéma, d’une situation et d’une relation qui fait jouer l’un de ces modes. Je dis activation, parce qu’il s’agit autant ici d’inventer un dispositif spécifique déterminant une expérience particulière, que d’utiliser les appareils existant dans la pratique quotidienne pour les mettre en oeuvre dans une situation performative. C’est l’écriture du spectacle qui met en jeu non l’appareil en tant que tel mais ce qu’il mobilise de relations au discours, aux autres, au simple fait de la présence et de la diversité de ses modalités – à ce qui s’est perdu d’évidence dans le simple fait d’être « là » et d’être reconnu comme tel.

Il suffit de retourner le poste de télévision pour qu’il devienne le moniteur sur lequel est transmis l’entretien d’un témoin qui raconte sur un mode personnel, quasi intime, entre cocasserie et décomposition critique ses aventures administratives d’étranger en France. La comédienne se mue en conférencière et nous tient un discours qui décline, sur un mode emphatique, l’analyse de l’acte de parole d’un SDF qui dit « je n’ai rien à bouffer ». Ou encore un contact téléphonique est établi sur son portable avec une complice qui décrit l’espace dans lequel elle se trouve, se déplace, nous faisant vivre à distance, sur un mode qui n’est pas très éloigné de celui du reportage radio, sa présence ailleurs en simultané. Chaque fois, il est question de la langue et de la parole, de la façon dont se produit et s’échange du sens. Chaque fois il est question de la façon dont ce qui se dit peut s’instaurer comme un lieu : lieu de parole, lieu d’écoute, lieu d’échange. Et chaque fois une relation s’invente par dessus le silence et la solitude, une adresse à l’autre, une expérience possible de soi, une confrontation à ce qui peut se constituer comme une scène et s’amorcer de récit.

Simplement, les séquences provoquent aussi chaque fois un déplacement, elles créent un écart entre les discours et les paroles, leur statut, leur portée, ce qu’ils engagent du réel et de la façon dont ce réel vient traverser le filet du présent. Ce présent même, ces dispositifs successifs l’inquiètent. Ils en dévoilent la complexité, la façon dont il est traversé d’un ailleurs, dont il est poreux à un au delà de lui-même peu localisable et potentiellement transitoire. Si le hors champ est un élément déterminant de la potentialité narrative de la photographie et du cinéma, c’est ce mouvement de traversée provisoire de l’ici-présent qui alimente peut-être la narrativité des appareils en réseaux.

Et Sentinelle 1.0, la dernière séquence, vient de fait introduire un élément d’une évidence qu’on a envie de dire, au delà de l’effet de paradoxe, mystérieuse, ou opaque. Elle consiste dans une vidéo faite d’une simple boucle : un animal (une mangouste), s’agite, se retourne, se dresse, parfaitement vertical, dans un état de veille presque fébrile, retombe sur ses pattes et sort du cadre pendant qu’un autre, le même, vient, s’agite, se dresse, à l’infini du recommencement de la quête, dans une frénésie du regard. L’une passe et devient l’autre et les deux ne font qu’un animal qui tourne, s’agite, se dresse, guette, tendu vers un ailleurs qu’on ne voit pas. Une simple boucle, avec la saute du raccord qui, comme un disque vinyle rayé, nous renvoie à la présence un peu pixelisée de l’image. Une figure directe, immédiate et en même temps parfaitement abstraite, comme la circularité de la boucle qui la construit, qui la fait exister comme mouvement autonome, perpétuel recommencement.

Ce que nous propose Conférences, c’est un espace de circulation où la mémoire de ce qui est enregistré s’intercale dans la distance de ce qui est raconté, lu, joué, mis en fiction. Ce sont des chemins de pensée qui se déploient dans un espace en strates condensées, ramenées sur elles-mêmes, rapportées au tas du filet replié dans lequel nous sommes toujours partie prenante.

Jean Cristofol 2009