Thierry Fournier

Overflow

Catalogue d'exposition, 2016

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Site Thierry Fournier (version mobile)

À propos

Ce site est la version en ligne du catalogue d'exposition de Thierry Fournier Overflow à Lux Scène nationale de Valence. Publié en 2015 par Pandore Édition, il réunit des textes de Jean Cristofol, J. Emil Sennewald et Pau Waelder, ainsi qu'un ensemble d'images de travail et photographies des œuvres – ici complétées par des vidéos et enregistrements sonores.

Dans sa version papier, le catalogue associait trois fascicules indépendants : les textes critiques, les œuvres et un poster. Ce catalogue en ligne rejoue et déploie ces possibilités d'association infinies entre tous ses éléments, par un jeu de fenêtres autonomes qui peuvent être librement ouvertes, déplacéees et juxtaposées pour mettre en regard les textes et les médias sur les œuvres. Il en résulte également une temporalité de lecture qui rompt résolument avec les logiques de scroll.

Overflow réunit plusieurs pièces récentes de Thierry Fournier qui ont en commun d’aborder les relations entre des flux de données et l’humain. Des réseaux sociaux aux fils d’informations en direct, elles déploient des confrontations entre ces flux et nos limites physiques : perception, corps et temporalité. Elles proposent des dispositifs de capture qui suspendent et décodent ces situations, mettant en évidence des enjeux aussi bien sensibles que politiques : expressions du désir sur un réseau social, mise en fiction du réel par l’information, implosion du langage face à la télévision, intrusion d’un contrôle dans l’espace de l’exposition, etc. Le terme overflow désigne un débordement (de phénomènes naturels ou de variables informatiques) – voire une submersion, qui peut être celle de la perception face à des données qui la dépassent : installations en réseau Ecotone (2015) et Précursion (2014), série de vidéos Ex/if (2014), installation sonore Set-up (2011), performance Circuit fermé (2007).

C’est dans notre distance vis-à-vis du monde que se forment nos représentations, alors même que, dans notre quotidien, l’image se substitue de plus en plus au réel. Le réseau est présent partout et se nourrit des individus, à travers des dispositifs de suivi toujours plus présents, dans une économie dont l’attention est devenue la matière première. Cependant, des résistances à ces logiques perdurent : la distance se déplace, une extériorité est toujours possible. Les œuvres présentées ici se placent à l’écoute de ces paradoxes, en provoquant des relations entre des environnements et les corps, la perception et le langage. Le débordement qu’évoque le titre n’est donc pas seulement celui du flux et du réseau, mais aussi et symétriquement, celui de l’humain qui leur est confronté.

J. Emil Sennewald

Charade

Traduit de l’allemand par Patrick (Boris) Kremer

Paris, le 18 juillet 2015

Cher ami,

Figure-toi que Dirty Corner, la grande sculpture d’Anish Kapoor dans les jardins de Versailles, a été vandalisée. Le « Vagin de la Reine » a été aspergé de couleur. On dirait du sperme. Quelle ineptie ! Les auteurs de cette défiguration, qui visait à dénoncer la prétendue obscénité de l’œuvre, se comportent eux-mêmes en obsédés sexuels. Anish Kapoor a réagi. Dans sa lettre ouverte, il écrit : « En art – ce que vous voyez n’est pas ce que vous pensez voir. La vraisemblance de l’objet d’art nous trompe. » Je me demande comment, en tant que critique, réagir à la crédibilité lorsqu’elle nous trompe, lorsqu’elle nous leurre à coups de formules accrocheuses – tel le détournement du célèbre acronyme WYSIWYG (What You See Is What You Get) opéré par Anish Kapoor ? Devrait-il démasquer la farce, être un rabat-joie, jouer le trouble-fête ? Personne n’a envie de cela. Fallait-il mieux ruser, être plus malin ? À tout le moins, la position du critique est claire : elle est là, où l’artiste met le tiret – après l’art.

Quoiqu’il en soit, la même chose vaut pour les lettres : elles trompent. Et séduisent. En tout cas celles qui sont publiées. Ce qui est nous donné à voir et à lire ne nous est pas destiné. Ce que nous recevons n’est pas ce qui a été donné. Un regard non pas privé, mais partagé – à l’instar des désirs de tous les amoureux anonymes que réunit Ecotone. Malgré son arrière-plan rose, cette installation en réseau me fait penser à une symphonie de l’horreur (tu m’excuseras, j’espère, ce renvoi au sous-titre allemand du film Nosferatu le vampire de Murnau, Symphonie des Grauens). Une symphonie sur la frontière entre les sphères intime et publique, une frontière qui s’efface chaque fois que l’individu se heurte à la collectivité : une uncanny valley, où le Je se fond dans le Nous sans s’en rendre compte.

À vrai dire, les lettres devraient enclore cette zone tel un jardin. À l’époque où les gens écrivaient encore des lettres, ils savaient qui allait les lire. Le plus étonnant dans ta symphonie de données, c’est qu’elle révèle que la plupart des twitteurs semblent toujours penser cela : abominable illusion de l’espace intime public que tu mets en scène tel un opéra 2.0. Tu sais, je n’aime pas les lettres publiées. Comment ne pas pâlir de honte devant une phrase telle que celle-ci : « L’œil nu ne discerne que petitesses là où il y a la vérité. » Combien de lettres n’ai-je écrites ? Et pourtant, à toutes les lire, on n’y trouverait pas une seule remarque aussi pointue que celle-là, écrite par Franz Kafka à Max Brod à la mi-juillet 1916. Une phrase lancée à la volée, comme superflue. Essayons la surabondance. Il en faut, je crois. Le débordement fait l’art.

Cette lettre n’est qu’un leurre. D’ailleurs, elle a été traduite, alors même que tu lis bien l’allemand. On pourrait presque dire qu’on joue au jeu de la lettre : je fais semblant d’écrire une lettre et tu fais semblant d’en être le seul destinataire. Et en route, tout le monde la lit. Un jeu marrant, qui laisse par ailleurs entrevoir comment il est joué – exactement comme tu l’aimes. Voilà ce que j’appelle une charade – non pas le jeu des syllabes, mais le jeu de société où il s’agit de deviner un mot écrit sur un bout de papier et mimé par un des joueurs.

Ton œuvre Set-up fonctionne de cette manière. On y entend une voix de femme faire une annonce de service : « Ding-dong. Devant vous. Merci ». Ou encore « Ding-dong. Tous à terre. Merci. » Tu dévoiles comment fonctionne la production de sens, la manière dont le sens est codé. Tu nous y mènes de biais jusqu’à ce que nous trébuchions – en riant. Je me souviens comment, la main devant la bouche, tu imitais les annonces du métro – celles que l’on ne comprend jamais parce que les haut-parleurs saturent : « Attention… krrrchch… danger… krrrchch… » ou « krrrchch… il y a des morts… krrrchch… » Qu’est-ce qu’on a ri !

C’était un rire quelque peu étrange. Pas de ceux qui vous restent en travers de la gorge, pas un ricanement – plutôt comme si l’on riait de Bouvard et Pécuchet. C’est ce genre de rire que produit Précursion. Une dépêche catastrophiste reprise du web s’y accorde avec un jardin ouvrier, les nouvelles people harmonisent avec un tas d’ordures – parce que la bande-son hautement suggestive d’une production hollywoodienne le veut ainsi. Rires aussi, du public, lors de la performance Circuit fermé, alors qu’Emmanuelle Lafon raconte à haute voix ce qu’elle voit défiler sur TF1. (Ha, TF, tes initiales !) Les gens rient-ils parce que tu démasques la réalité médiatique – leur réalité médiatique ? Je ne pense pas. Non, ici, l’humour est semblable au jeu de la devinette que propose la charade : contagieux.

Je suis sûr que tu connais Charade de Stanley Donen, une comédie de 1963 avec Cary Grant et Audrey Hepburn. L’humour de ce film tient en une sorte de recodage du butin, agrémenté d’un jeu de masques sans fin, par lequel Cary déjoue les avances d’Audrey. C’est Henri Mancini qui a écrit la chanson titre du film ; la version instrumentale est introduite par des percussions au rythme entêtant : tac-tac-tac-tac-tadac-tadac-tac-tac-tac-tac-tadac-tadac. « Que me veut ce film ? », aurait demandé le critique de cinéma Serge Daney, que tu révères. En tant que comédie, il veut nous faire rire bien sûr. Mais de quel type de rire ? Peut-être d’un rire comme celui-ci : « C’est vrai, je ris souvent, mais je ne ris pas de la façon dont quelqu’un est un homme, mais seulement de ce qu’il est un homme, à quoi il ne peut absolument rien, et ce faisant, je ris de moi-même qui partage ce destin. » Encore une phrase qui fait mouche ; elle figure dans une lettre envoyée par Georg Büchner à sa famille en février 1834 (je n’ignore rien de ton intérêt pour le romantisme allemand).

La famille… Ta famille d’œuvres rit d’un autre rire : un rire nerveux, de ceux que l’on rit quand la situation qui se présente devient inquiétante. Quand on met à l’épreuve les structures de pouvoir et d’influence, pour voir, le temps d’un instant, comment elles fonctionnent, avant de se retirer sans chercher le conflit – en riant. Un jeu qui se joue bien en famille. Des abîmes s’ouvrent alors entre l’acte du jeu et le jeu lui-même, entre masque et visage.

Abîmes, distances, embuscades : on les retrouve souvent dans ton travail. Quelque chose vient mettre à mal l’intimité créée. On a parfois l’impression que tu te retiens. Ou que tu recules : devant le grand geste, devant la geste artistique, devant la grande œuvre. Je ne voudrais pas te froisser, mais prends Noli me tangere, par exemple, ton installation à effet larsen de 2013. Ou A+, un écran urbain diffusant la vue sur une rue, retardée de vingt-quatre heures : encore une distance, encore un abîme. Ou Dépli, une application permettant de rejouer les rushes du film Last Room de Pierre Carniaux. Ou encore l’installation Limbo, qui nous fait rencontrer des spectres médiatiques. Dans chacune de ces œuvres, il y a une distance, une esquive, une vitre que nous tâtonnons. Tu nous emmènes dans la « vallée de l’étrange », où l’on ne sait plus où commence l’homme et où s’arrête le média. Mais tu ne te prends par pour Dieu qui nous conduit hors de la « vallée où règnent les ténèbres de la mort ». Il revient à nous-mêmes de nous en sortir – en riant.

À propos de l’installation Sous-ensemble, tu dis qu’elle engage le spectateur, qu’elle l’incorpore. Que tu mets à disposition de celui-ci un lieu qu’il peut quitter. L’exposition comme installation. Dans un lieu qui disparaît lorsqu’il est apprivoisé. La volonté de mettre en péril son identité est la condition même de ton travail. Te mets-tu en péril toi-même ? Ou est-ce que, comme Cary Grant, tu es toujours déjà ailleurs ? Pour Ex/if, tu as simplement filmé de petits clips au Japon, où tu es retourné à plusieurs reprises. Ces vidéos n’ont pas été retravaillées, même pas le son. Je n’y ai pas cru d’abord, car elles semblent si… synthétiques. Un visage vidéo de la réalité ; la réalité des masques et des routines.

Autant que je te connaisse, tu n’es pas un démasqueur. Ce que tu as appris de Joseph Beuys, de ses 7000 Chênes, des communautés qu’il a créées, de son utopie, c’est ce qui me séduit aujourd’hui dans ton travail et dans le travail avec toi : la sociabilité. Ni communards, ni esprit de corps. La sociabilité, cela signifie être ensemble, s’intéresser à l’autre le temps d’une rencontre dont on ressort transformé. Merleau-Ponty parlait de la chair du monde. (Nous partageons l’intérêt pour la phénoménologie.) Cette chair n’est pas individuelle, elle ne se concrétise pas dans un individu seul, quel qu’il soit. Elle se crée ensemble, par interaction. Perception, comportement et pensée sont mis en place par un processus (je me permets d’introduire ici un mot qui m’est si cher, de Simondon) transductif. Tous les éléments y concourent : machines, médias, objets, sujets. Un processus non linéaire, non historique. Il est réversible, s’étend verticalement, cristallise.

Cher Thierry, cette lettre s’apparente peut-être à une prise de notes. Tu dis que tu formes ce pour quoi tu n’as pas de mots. Transposées dans l’écrit d’un spectateur qui se mettrait à la place du tiret, ces formes se transforment. L’historien de la littérature allemand Friedrich Kittler a bien capté cela dans Musique et mathématique I – Hellas 1 : Aphrodite : « Le chanteur chante, nous autres l’écoutons, émerveillés. Le chanteur chante que son héros, lui aussi, émerveille tous ceux qui l’écoutent lorsqu’il chante. Quelqu’un ou quelqu’une prend des notes. Ça y est. » L’écriture vient mettre fin au chant, mais comment appréhender le chant si ce n’est par l’écriture ? Savais-tu que Kittler avait créé le scandale dans les années quatre-vingt en postulant que les médias n’étaient pas des outils produits par l’homme, mais que ces outils produisaient leurs hommes. Quelque chose que Foucault avait déjà démontré. Kittler est allé plus loin en excavant le « monstre » qu’est l’homme : quelqu’un qui peut montrer, qui produit des signes, qui est fait de signes, qui est consigné.

Dans Ecotone, ce monstre chante depuis les profondeurs d’un monde issu des mathématiques. Musique et mathématiques, sœurs depuis la nuit des temps. Derrida dit qu’à la répétition infinie correspond l’idéalité absolue. Donc quelque chose au-delà de l’existence. Quelque chose qui n’est ni dans le monde, ni en dehors de lui, mais à partir duquel le monde « se présente ». Sachant que les idéaux, ce n’est pas vraiment ton truc. Un jour, tu m’as raconté qu’à l’âge de huit ans, tu achetais des disques de symphonies de Beethoven avec ton argent de poche. Je suppose qu’en 1968, il n’y avait pas que tes parents pour trouver cela bizarre. Tu as écouté et réécouté ces disques, encore et encore. Je me permets de penser que cette fascination pour la musique ne tenait pas seulement au son, ni même à la composition, mais à la possibilité de la répétition. La rotation des disques, la propension de la technologie de reproduction à la répétition alimentent ta curiosité pour les mondes susceptibles d’en émerger. Mais je sens que ma lettre tourne à la biographie ; un droit que je ne peux pas m’arroger. Car là où viennent s’ajouter les signes – tu le sais, tu le montres bien – la notion de bios, de Leben, de vie, change de sens.

En ce sens, cher ami, je t’envoie un Lebewohl (tout en m’excusant, une fois encore, de jouer avec un mot allemand dont adieu ne saurait être l’équivalent) et je quitte ces lignes pour venir à ta rencontre.

Amitiés,
Emil

Pau Waelder

Trop n’est jamais assez

Traduit de l’anglais par Clémence Delannoy-Homer

Internet a débordé. Il n’est plus cantonné dans un « cyber-espace », séparé de notre monde « réel », de notre existence quotidienne. De nos jours, il n’est plus nécessaire d’effectuer un appel téléphonique pour connecter un ordinateur personnel au Web au biais d’un modem bruyant. Cette connexion n’est plus temporaire mais permanente, et être connecté n’est plus une option. Ce qui se produit sur le Web ne reste pas sur le Web, dans la mesure où nos identités en ligne cessent d’être de simples masques ou avatars fantastiques pour se rapprocher davantage de projections idéales de nous-mêmes.

Même lorsque nous ne sommes pas en train de naviguer sur le Web ou de partager des contenus sur les réseaux sociaux, quand nous éteignons l’ordinateur et allons nous coucher, notre présence en ligne continue, et nous en restons redevables. Internet a dépassé le domaine des ordinateurs interconnectés, des smartphones et des tablettes, et a non seulement pénétré toutes sortes d’autres objets, mais a aussi imprégné notre culture, notre langage et nos activités quotidiennes. On pourrait argumenter qu’Internet n’existe pas, puisqu’il n’a pas de forme, ou encore qu’il a cessé d’exister dans sa forme antérieure, et qu’il est devenu quelque chose que nous ne savons pas encore définir. Cette « chose jadis connue comme Internet » n’est plus un espace – dans la mesure où elle se répand dans tous les espaces et dans toutes les activités, mais un flux constant de données qui s’échange dans les deux sens, depuis et vers l’utilisateur. Et en tant qu’utilisateurs, nous en faisons partie, que nous le voulions ou non.

En effet toutes nos actions sont d’une manière ou d’une autre enregistrées sur le réseau, que ce soit en tant que recherche, préférences, date et heure d’accès, adresses IP, hashtags, likes, pokes ou commentaires, fichiers chargés ou téléchargés, identifiants ou profils d’utilisateurs. Les flux de données se déversent désormais de nos corps vers nos dispositifs : nos battements cardiaques, nombre de pas, heures de sommeil, calories brûlées sont désormais comptabilisés. À l’instar de ce que Robert Musil décrivait dans L’Homme sans qualités, il est presque impossible de vivre dans une société post-industrielle sans prendre part à un échange de données par réseau, puisque toute action peut être enregistrée ou quantifiée. Le réseau est à tel point omniprésent qu’il est devenu invisible, aussi indispensable et apparemment inexistant que l’air que nous respirons.

Ce débordement ne se limite pas à la circulation de données : notre rôle en tant que spectateurs et utilisateurs va bien au-delà de la simple réception passive de contenus et dépasse la portée limitée que peut avoir la voix d’un individu. D’une part, nous sommes plus nombreux que jamais à pouvoir produire des contenus, être créatifs, et participer aux activités de communautés. Clay Shirky, qui évoque un « surplus cognitif », laisse entendre que les publics ne sont pas de simples rassemblements d’individus passifs, mais constituent plutôt des groupes, dont les membres peuvent utiliser leur temps libre pour apporter leur contribution aux efforts collectifs. D’autre part, les actions ou idées d’un seul individu ou d’un petit groupe de personnes peuvent rapidement déclencher une révolution ou faire naître une tendance. Dans les deux cas, les limites sont dépassées, les délimitations deviennent obsolètes. Il semblerait que, à l’heure d’Internet, les frontières et les hiérarchies aient perdu de leur force, dans la mesure où les réseaux permettent à tous de se connecter à une vaste ressource de savoirs et d’instruments, et de répandre leurs idées auprès d’un public mondial. Ce n’est pourtant pas le cas.

Overflow est le titre de l’exposition qui réunit à Lux Scène nationale de Valence une sélection de travaux récents de Thierry Fournier, dans lesquels se confrontent aussi bien des flux humains et de données que les protocoles qui les mettent en évidence. L’installation sonore Set-up (2011) et la série de vidéos Ex/if (Cool, Mori, Service, 2014) suggèrent que ces protocoles ne proviennent pas exclusivement de flux de données, mais aussi de nos interactions en tant qu’être sociaux. L’installation en réseau Précursion (2014) reflète la manière dont nous percevons la réalité comme un artefact de plus en plus fictionnalisé, résultat d’un processus de post-production de l’immense quantité de données qui nous entourent. Cet excès quotidien d’informations est éloquemment exprimé par la performance Circuit fermé (2008), dans laquelle l’anxiété et l’impuissance d’une téléspectatrice sont clairement mises en évidence. De la même manière, les prières incessantes des usagers de Twitter composent le beau paysage onirique et cependant mélancolique de l’installation en réseau Ecotone (2015). À travers ces œuvres, l’artiste souligne que l’humain autant que les données peuvent être considérés comme des flux, illimités et semblant incontrôlables, mais toujours régis par un subtil jeu de codes.

Protocole

Alexander Galloway dénonce la notion généralisée selon laquelle Internet serait une masse imprévisible de données, sans aucune direction centrale ni hiérarchie. S’il est vrai que les réseaux reposent sur des nœuds que s’associent de façon non-hiérarchisée, de pair à pair, c’est l’existence d’un protocole qui assure un moyen de contrôle du réseau. Ce sont les protocoles qui définissent les normes d’action : sur Internet, le protocole TCP/IP permet aux ordinateurs de communiquer entre eux, facilitant ainsi l’échange de données sur lequel est fondé le réseau. Le réseau existe grâce à un protocole partagé. Par ailleurs, des normes telles que DNS sont réglementées en une structure hiérarchique, ce qui, paradoxalement, permet d’accéder à l’information dans un Internet apparemment désordonné. Ainsi, il existe un moyen de contrôle et une hiérarchie de base dans le flux continu et inéluctable de données qui nous alimente et que nous alimentons, et qui fait partie de la structure-même du réseau. Cette condition ne concerne pas exclusivement les réseaux de données : selon la description que fait Galloway du protocole — « tout type correct ou approprié de comportement au sein d’un système précis de conventions » — nous pouvons constater que nous suivons constamment, dans nos vies quotidiennes, un ensemble de protocoles.

L’installation sonore Set-up (2011) s’adresse aux visiteurs de l’exposition par une série de messages semblables à ceux des annonces publiques diffusées dans les gares, aéroports, ou centres commerciaux. Certains de ces messages semblent répondre à des objectifs de direction du flux des visiteurs (« les visiteurs sont priés d’avancer, merci »; « cinq personnes maximum, merci »), pendant que d’autres diffusent des extraits de textes littéraires qui semblent hors-contexte voire insensés (« une ombre m’accompagne, des reflets démultiplient mon apparence, un horizon se projette devant moi, merci »). Enfin, certaines phrases expriment des ordres plus directs qui évoquent des messages d’urgence (« tous les visiteurs stoppent immédiatement, merci » ; « tous à terre, merci »). Les phrases sont lues par une voix féminine, sur un ton aimable mais assez autoritaire, toutes se terminant par un chaleureux « merci ». Comme une présence désincarnée, la voix remplit l’espace d’exposition et le transforme en scène d’un spectacle : celui qui est involontairement joué par les visiteurs, qu’ils suivent ou non les instructions. Un protocole s’instaure ainsi dans la mesure où ce système d’annonces fictives exige une attention soutenue du visiteur à travers les demandes absurdes qu’il émet. Alors que des messages tels que « merci de ne pas fumer » ou « ne laissez pas vos effets personnels sans surveillance » seraient interprétés par les visiteurs comme des consignes de conduite et seraient dûment suivis sans être remis en cause, ici, l’absurdité des phrases prononcées dans cette installation conduit à interroger leur propos, ainsi que leur autorité : pourquoi devrions-nous écouter et respecter de tels ordres ? Les annonces sonores ont en commun avec d’autres formes de circulation de l’information dans notre société le fait qu’elles sont constamment diffusées et que l’on ne peut pas, en quelque sorte, leur échapper. Elles appartiennent à un système vertical dans lequel le public est un récepteur de messages diffusés par un émetteur. Faute d’affichage visuel, rien ni personne ne peut leur répondre : il n’existe tout simplement aucune possibilité de dialogue.

De la même manière, Ex/if (2014), série de trois vidéos (Cool, Mori, Service) filmées par Thierry Fournier lors d’un voyage au Japon, aborde la manière dont les humains sont soumis à des flux et protocoles dans la plus grande mégapole de la planète. Trois vues de Tokyo sont présentées comme des documents bruts, objectifs et non modifiés. Le regard est suspendu pendant un long moment sur ce qui, habituellement, ne retiendrait que brièvement notre attention. Cette prolongation du regard nous permet de d’observer de plus près, de prêter attention aux détails, de rechercher ce qui se passe dans ces scènes apparemment sans importance.

Dans Cool, le toit de la tour Mori dans le quartier de Roppongi Hills, sixième plus haut bâtiment de la ville, se révèle être le domaine de nombreuses machines : systèmes de ventilation, caméras de sécurité, anémomètres et haut-parleurs qui diffusent une musique d’ambiance. Dans ce domaine à haute technicité, loin de l’activité quotidienne qui se déroule cinquante-quatre étages plus bas, cette douce bossa-nova semble hors de propos. Trop humaine, elle a pour vocation d’apaiser les visiteurs qui parcourent cette terrasse d’observation en profitant de la vue sur la ville. Au lieu de ces points de vue, nous observons des machines qui climatisent le bâtiment et lui fournissent des informations provenant de l’extérieur. Elles nous conduisent à penser l’immeuble comme un organisme traversé par des flux de personnes, de données, d’ondes électromagnétiques, d’électricité, d’eau, d’air chaud et froid. Le silence calme de ce toit, baigné par la lumière chaude du soleil couchant et la musique apaisante, trahit l’activité frénétique qui donne à ce bâtiment sa raison d’être.

Lorsque la nuit tombe, la ville s’enfonce dans l’obscurité. Mori cadre une vue sur une autoroute surélevée qui traverse Roppongi Hills en direction de Chiyoda, une large artère de lumière qui coupe à travers les bâtiments. La circulation incessante de voitures et de camions met en évidence une analogie : la ville apparaît elle aussi comme une entité vivante, dont les organes vitaux, les veines et les organes se répartiraient sur un vaste territoire. Pourtant, cette longue route brillante semble appartenir à un autre espace-temps que celui de la ville : elle emprunte à l’esprit du roman de Haruki Murakami 1Q84 (2009), dans lequel une sortie de secours sur l’autoroute, sensée déboucher sur une rue, emmène en réalité les personnages dans une dimension parallèle. Elle illustre également la notion d’une ville gouvernée par les flux. Comme Roland Barthes l’a fait remarquer dans son livre L’Empire des signes (1970), Tokyo est une ville dont le centre est vide, ses nombreux quartiers étant définis par le vide de gares elles-mêmes traversées quotidiennement par des milliers de personnes.

Service nous emmène face à un court de tennis, où nous voyons un grand nombre de joueurs frapper la balle à tour de rôle. Bien que partageant un terrain conçu pour un maximum de quatre personnes, ils sont beaucoup plus nombreux. L’un après l’autre, ils entrent sur le court, frappent la balle entrant avec une raquette et quittent rapidement le terrain afin de permettre au joueur suivant d’effectuer la même action. Lorsqu’une une balle touche le filet, quatre enfants ramasseurs s’élancent de part et d’autre du court et se précipitent vers elle. Cependant, seul l’un d’entre eux attrape la balle, tandis que les autres feignent de jouer le même rôle. Observant ce protocole, nous constatons qu’aucune de ces personnes n’est en train de disputer un match, mais que toutes ne prennent part qu’à un fragment de son activité. Dans une sorte de métaphore cybernétique, tous s’entraînent pour le jeu dans un système chorégraphié qui distribue les actions d’un seul joueur parmi une multitude de participants.

On pourrait facilement imaginer en haut de la Mori Tower un système d’annonces sonores comme celui de Set-up, dictant à chaque citoyen un ensemble d’instructions pour mener à bien les actions appropriées à chaque contexte, que ce soit au bureau, sur l’autoroute ou tout en jouant au tennis. Mais un tel système ne serait même pas nécessaire : ces protocoles sont déjà intégrés dans nos vies quotidiennes.

Post-production

Les flux d’information et les protocoles façonnent aussi notre perception de la réalité, en particulier à travers les médias dont nous sommes de plus en plus dépendants pour former une image du monde qui nous entoure. Comme l’affirme Hito Steyerl, nous sommes exposés à « trop de monde » et nous avons besoin de procéder à une sélection permanente du flux d’information qui nous entoure pour lui donner du sens. Cela signifie non seulement que le contenu diffusé par les médias est une version de la réalité, mais que la réalité elle-même devient le produit d’une opération de montage et de post-production et ne peut être appréhendée qu’en ces termes.

L’installation Précursion (2014) explore cette relation entre les médias et la réalité en associant un mashup de séquences vidéo enregistrées chaque fois in situ, de musiques extraites de blockbusters et de fils d’information captés en temps réel sur internet. De par leur juxtaposition avec des musiques destinées à d’autres scènes, les vues d’un environnement familier deviennent soudain une zone de conflit, le site d’un événement mémorable ou d’une catastrophe, alors même que le sous-titrage par les fils de news décrit des situations qui se déroulent encore ailleurs. La réalité (à la fois celle des séquences vidéo et celle des titres de l’actualité) devient une fiction, à travers la combinaison d’éléments dissociés. Cette fiction, à son tour, devient une réalité à laquelle nous essayons de donner un sens en combinant trois canaux d’information : l’un s’adressant à la perception visuelle (et à l’hypothèse que les choses que nous voyons sont réelles), l’autre s’adossant à notre connaissance de l’actualité, et le dernier se fondant sur nos émotions. Comme le suggère Steyerl, la réalité est éditée et post-produite dans cette œuvre qui questionne les médias et notre propre perception médiatisée du monde. En outre, le titre lui-même conduit à penser que la réalité est créée, voire prévue, par les médias : un arrière-goût troublant de cette installation est la pensée que ce que nous voyons, tout en n’étant pas réel, pourrait le devenir dans le futur. Le fait que Fournier re-filme in situ toutes les séquences vidéo pour correspondre à l’endroit où la pièce est exposée et que les nouvelles font constamment référence à des événements d’actualité ajoute à cette confusion entre réalité et fiction. Il pointe la nécessité de renouveler perpétuellement nos données afin de rester en contact avec l’évolution de notre environnement. En ce sens, l’œuvre elle-même est également soumise à un processus de post-production chaque fois qu’elle est exposée ; elle reste un système ouvert : comme Nicolas Bourriaud l’a décrit, elle ne constitue pas un objet fini, mais un « site de navigation ». En tant que tel, elle nous offre une fenêtre à partir de laquelle nous observons notre environnement comme un journal télévisé sans fin, diffusant toujours un événement récent qui nécessiterait notre attention immédiate. Pouvons-nous faire face à cette exigence ?

Excès

Dans une bande dessinée de Robert J. Day, un jeune étudiant raconte à son ami : « Ce n’est pas que je n’aime pas l’actualité. C’est juste qu’il y en a trop eu ces derniers temps. » Ce mot d’esprit est cité par Marshall McLuhan et Quentin Fiore dans Le Médium est le massage (1967), où McLuhan décrit de manière prémonitoire une « ère de l’anxiété » dans laquelle les tentatives de réguler le flux actuel d’informations au moyen de concepts et d’outils obsolètes conduisent à la confusion et au désespoir. Cette forme d’anxiété et l’incapacité à gérer la grande quantité de contenu produit par les médias sont clairement démontrées dans la performance Circuit fermé (2007). L’actrice Emmanuelle Lafon observe un protocole qui consiste à décrire exhaustivement tout ce qu’elle voit et répéter absolument tout ce qu’elle entend sur un poste de télévision placé en face d’elle, à l’heure des publicités et du journal télévisé. Le public ne peut pas voir les images, ni entendre les sons émis par l’appareil, et doit donc dépendre de l’actrice comme unique médiatrice. Lafon essaie de suivre ses instructions, mais très rapidement se met à bégayer, s’interrompt au milieu d’une phrase et perd le fil de sa pensée. La quantité d’informations est clairement trop importante pour être relayée par une description. Spectatrice incapable de répondre au flux des images, des sons et des messages, elle tente de produire son propre soliloque, mais est finalement noyée par les informations qui se déversent l’écran. Sa tâche sisyphéenne se termine abruptement après quinze minutes, lorsque le téléviseur est éteint par l’artiste.

Quarante ans plus tôt, McLuhan décrivait cette situation en constatant que nous sommes submergés par des informations toujours nouvelles et que nous n’avons pas d’autre choix que d’extraire des caractéristiques globales de cette quantité massive de données. Tout comme Lafon ne peut retenir que des fragments des images et des mots qu’elle perçoit, nous construisons notre image du monde à partir de morceaux épars d’informations : manchettes, images trouvées, courtes vidéos, infographies, tweets, messages et autant de rumeurs. Là où Précursion suggérait comment ces fragments pouvaient construire une réalité différente, Circuit fermé montre comment l’excès de stimuli inhibe toute transformation possible des données en un discours un tant soit peu cohérent. L’expérience épuisante de Lafon laisse entendre qu’il est impossible de faire face à des flux de données, et qu’il y a là aussi certainement « trop de monde » à prendre en compte. Mais le flux peut être édité et redirigé de façon significative.

L’installation en réseau Ecotone (2015) capture des tweets en temps réel à partir desquels elle génère un paysage virtuel. Les tweets sélectionnés ont tous en commun d’exprimer des désirs, comprenant des expressions telles que « je voudrais », « j’aimerais », « ce serait tellement bien », etc. Chaque fois qu’un tweet est capturé, il est lu par une voix de synthèse et représenté visuellement par une élévation du terrain en 3D. Une caméra survole ce paysage imaginaire où des montagnes pousseraient ici et là à l’apparition de chaque nouvelle phrase. Ces voix nous parlent du besoin constant que nous éprouvons pour ce que nous n’avons pas, de l’insatisfaction qui anime notre société de consommation, ainsi que du processus cathartique de partager avec d’autres ces désirs inassouvis. On remarquera qu’aucun des auteurs de ces tweets n’a volontairement choisi de faire partie de cette installation. Leurs paroles sont devenues des données qui circulent d’un ordinateur à un autre et dans différents contextes. Ici, elles prennent une forme plus humaine en tant que souhaits exprimés : des voix qui ne délivrent pas des instructions comme dans Set-up, mais expriment leur fragilité et leur ennui en déclarant ce qui leur manque. Ceci est pertinent notamment dans le contexte des médias sociaux, où il est courant de présenter une version positive et réussie de soi-même, en ne mentionnant que les résultats obtenus et ne soutenant que les causes qui contribuent à une image idéale de soi. Comme dans Précursion, le flux des messages est constamment mis à jour, ce qui, dans ce cas, est particulièrement révélateur en montrant que cette insatisfaction est incessante dans notre société. Bien que nous vivions entourés par l’excès, nous en voulons toujours plus.

À travers ces œuvres, Thierry Fournier se livre à une exploration continue de la relation entre l’individu et son environnement, en termes d’espace physique, social et informatif. Ces contextes révèlent leur porosité : en effet, ils sont traversés par des flux de données qui se déversent les uns dans les autres et dans d’autres espaces, influençant aussi bien la façon dont ils sont perçus que les actions qui s’y déroulent. Le flux devient un débordement dont les frontières sont floues – sans délimitations nettes entre en ligne et hors ligne, connecté et déconnecté, public et privé, virtuel et réel – et dont l’énorme quantité d’informations ne peut être ni contenue ni ordonnée. Du protocole à l’excès, cinq récits différents questionnent ainsi le fonctionnement de notre surcharge d’information actuelle, tout en soulignant la manière dont nous y contribuons et le fait que, en dépit d’être submergés par les données, nous n’en avons jamais assez.

Jean Cristofol

La Théorie du filet

Texte inédit (2008) à propos du projet Conférences du dehors conçu et dirigé par Thierry Fournier, dans le cadre duquel a été créée la performance Circuit fermé.

La première image qui me vient à l’esprit quand je pense à Conférences du dehors est l’image d’un filet. Mais ce n’est pas exactement l’idée du réseau, en tout cas, ce n’est pas dans un premier temps cette idée, qui est évidemment essentielle ici. Avant d’être un réseau, le filet est une masse d’éléments rassemblés, qui tient en boule dans la main pour le filet de la ménagère, ou qui fait un tas sur le quai pour le filet du pêcheur, un gros tas parfois, mais toujours avec cette qualité particulière de malléabilité, cette densité informe qui fait que le filet de la ménagère tient dans une poche, et que celui du pêcheur se tasse dans la cale du bateau.

Les accessoires nécessaires à Conférences du dehors tiennent dans le coffre d’une voiture. C’est au sens propre une forme légère. Nomade, si l’on veut. En tout cas transportable et adaptable, destinée à être jouée de place en place, montée-démontée. Ces éléments vont ensuite être déployés, et ce déploiement va se modifier selon les lieux d’accueil, selon les conditions propres à chaque endroit, selon les circonstances. L’acte premier de Conférences du dehors consiste à lancer le filet, à distribuer dans l’espace les éléments qui le constituent. Quelque chose comme une figure se dessine alors, qui s’étend autour d’un centre approximatif dans un mouvement de type circulaire. Le cercle du filet est ce dans quoi se prend un peu du monde, saisi, attrapé.

Mais dire cela n’est déjà plus tout à fait exact. D’abord, parce que la forme circulaire se caractérise par sa fermeture. Une ligne qui revient sur elle-même et qui partage le monde en deux parties, l’une interne, l’autre externe. En l’occurrence, ce qui se déploie est un mouvement qui se s’arrête pas, qui ne revient pas sur lui-même, parce qu’il s’ouvre sur des échelles différentes, qu’il s’étend sur des plans disjoints. Et pour tout dire, si cela fait boucle ça ne fait plus tout à fait cercle, même s’il reste bien là la mémoire active d’une scène et certainement une aire de jeu. Même si quelque chose effectivement s’y prend, y transite et résonne. Sauf que le partage du dedans et du dehors, comme le nom même de Conférences le dit bien, se joue autrement. Le mouvement scénographique cède devant un autre mouvement, ou rencontre une autre sorte de déplacement qui vient le pénétrer, le transformer, l’articuler à un autre registre de dimensions.

Ce filet est donc un assemblage, l’articulation dans un dispositif d’éléments liés par une « traversée ». Un dispositif fait de situations successives qui se tient, au sens où l’on peut dire qu’une œuvre d’art cherche le point d’équilibre où « elle tient », selon un principe de composition, au sens musical du terme. Il y a là quelque chose d’une installation qui rassemble des éléments différents dans le jeu de leurs relations réciproques, et d’un mouvement, ou d’un parcours, d’une traversée donc. C’est à la fois arrêté et en mouvement, arrêté comme un château de cartes, en mouvement comme un souffle ou un pas de danse. Ajoutez à cela que les appareils qui sont réunis là, et par lesquels chaque moment peut s’effectuer, sont tout à fait banals, communs, qu’ils participent d’un fonctionnement quotidien : une télévision, une table et un micro, un ordinateur portable, un téléphone cellulaire, etc, disposés autour d’un morceau de polystyrène posé sur une feuille de plexiglas, une sorte de sculpture modeste, readymade extrait d’un carton d’emballage, architecture blanche et vide que les événements sonores provoqués par un micro en Larsen va venir explorer et transformer en bloc de glace, en iceberg, en fragment détaché et fragile de banquise. À ce moment de glaciation, d’éclat sonore en décomposition, le mouvement s’arrête et s’inverse, la forme se fissure, la parole s’abîme dans une avalanche granulaire. C’est seulement à ce moment là de l’enchaînement des séquences qui composent Conférences du dehors, que la boucle sonore devient le cercle clos de la scène d’un coup ramenée au noyau de sa présence, à l’ici et maintenant de l’action – et encore, on a envie de dire que c’est du dedans que « ça fuit ».

Conférences du dehors débute à heure fixe, avec la performance Circuit fermé qui ressemble à un défi absurde : relater, à plat, ce qui se passe sur l’écran d’une télévision entre la fin des émissions du début de soirée, souvent des jeux, et le début du journal télévisé de 20 heures, c’est à dire cette succession trépidante de non événements où s’enchaînent dialogues, publicités, météo, annonces, jingles, discours de la présentatrice annonçant les thèmes du journal. La comédienne, Emmanuelle Lafon, est assise devant un écran de télévision, un casque sur la tête. Elle regarde l’écran que nous ne voyons pas et elle nous décrit, au fur et à mesure, ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se joue, en jet continu, dans l’évidente impossibilité de tout dire, face à la vision induite des images qui nous vient mentalement, à fleur de cortex, dans une course en déséquilibre de la voix et de la simple capacité d’énonciation devant l’énormité fade de ce qui défile et pisse inépuisablement. Elle est au cœur du dispositif télévisuel, à ce moment charnière qui constitue l’acmé du taux d’audience potentiel de la principale chaîne privée française. Cette ordinaire déferlante à vide des signes dans ce moment majeur qui scande et structure la journée de millions de foyers est ce qui nous est ôté de la vue et proposé au travers de ce qui touche à l’épure de la performance : le corps présent et opaque dans sa confrontation à l’écran – le cerveau dans sa confrontation au flux télévisuel. Ce temps là, à proprement parler fascinant, et fascinant aussi par tout ce qui finit effectivement par s’y dire, dont nous devons bien reconnaître (certains spectateurs ne peuvent pas s’y résoudre) qu’il y est question de ce qui, à ce moment même, se passe réellement à la télévision, que justement nous ne regardons pas puisque nous sommes ici, à écouter la comédienne, à la voir dépenser son énergie comme on se vide, ce temps là est de ce fait non pas reproduit, imité, figuré, représenté, mais en quelque sorte « sur-produit ».

Avant de définir une surface, l’écran déploie une trame temporelle. Il se construit dans une relation dynamique où jouent l’un avec l’autre les mouvements de l’image et ceux de la pensée. Ce qui s’effectue dans la performance de parole d’Emmanuelle Lafon, dans la tension hachée de son débit, dans l’effort d’articuler des mots qui déjà sont couverts d’autres mots, est le creusement d’un vide temporel ou d’un écart de vitesse qui sans cesse tente de se recouvrir. Il n’y a pas en réalité un mouvement, une masse synchronique en déplacement, mais un processus de décrochage en rattrapage perpétuel. Avec la parole articulée c’est la pensée qui se disjoint. Le mouvement de la vue et de l’oreille, celui de la bouche et des mots se creusent de différences, et il faut du travail pour les tenir ensemble, travail dont la limite fait l’objet de la performance, par delà de l’ensemble du « spectacle » – si tant est que le terme de spectacle soit adéquat à une proposition de cette sorte – que constitue Conférences du dehors. Cet écart, sans cesse creusé, sans cesse recouvert, toujours déplacé, renouvelé, démultiplié, est à mon sens ce qui en fonde la dynamique d’ensemble, traversée par des pôles parfaitement repérables – technologiques, politiques, mentaux – mais qui viennent se nouer dans une expérience composite, une expérience où s’interroge le quotidien des réseaux et la place que peuvent y tenir les sujets que nous sommes. Ramassé sur lui-même, ramené à la décomposition granulaire d’un feedback, c’est encore lui qui se creuse en temps réel dans la performance sonore que constitue Frost.

« Le cerveau, c’est l’écran… La pensée est moléculaire, il y a des vitesses moléculaires qui composent les êtres lents que nous sommes…Le cinéma, précisément parce qu’il met l’image en mouvement, ou plutôt dote l’image d’un auto-mouvement, ne cesse de tracer et de retracer des circuits cérébraux ». Deleuze écrivait cela dans les années quatre-vingt. Il y voit le source d’une propension philosophique. « On va tout naturellement de la philosophie au cinéma, mais aussi du cinéma à la philosophie ». A peu près à la même époque Frederic Jameson constatait au contraire la pauvreté de la théorie de la vidéo, en particulier sous sa forme industrielle dominante, celle de la télévision : « ..le blocage de toute pensée originale devant cette compacte petite fenêtre contre laquelle nous nous cognons la tête n’est pas sans rapport avec, précisément, ce flux total ou global que nous observons à travers elle ». Le flux est ici celui du déversement ininterrompu, dont Patrice Lelay, quand il dirigeait la chaîne dont il a été question ci-avant, nous avait si lapidairement rappelé, dans une surprenante crise de lucidité cynique, qu’il avait pour destination de permettre la vente de « temps de cerveau disponible ».

Jameson oppose cette continuité télévisuelle à la situation du cinéma, ou du théâtre, pour lesquels le mouvement se tient dans les limites du spectacle ou du film. Le cinéma est bien un art temporel, il développe bien ce que Deleuze reconnaît visiblement comme un flux, mais un flux qui se ferme dans la clôture de la forme même du film et donc de la construction narrative. « Éteindre le poste de télévision, écrit Jameson, a peu de rapport avec l’entracte d’une pièce de théâtre ou d’un opéra, ou avec la grande scène finale d’un film de cinéma, quand les lumières reviennent lentement et que la mémoire commence son mystérieux travail. En effet, si une chose comme la distance critique est encore possible avec le cinéma, la mémoire y prend certainement une part essentielle ». Par le double effet de cette clôture et du montage, le temps du film n’est pas celui de la continuité de la vie quotidienne. C’est un temps propre, comme l’espace filmique est un espace particulier, doté de ses propres lois. Un temps dans lequel nous nous transportons, dans un écart, pour un moment en suspend. C’est en vérité ce qui fonde la fiction cinématographique, bien au delà du caractère inventé d’un récit, que la spécificité de ce temps et de cet espace cinématographiques. Jameson en déduit que de la même façon qu’il faut s’inquiéter de sa mémoire, de sa capacité à faire mémoire, il faut interroger la capacité fictionnelle de la vidéo, ou ses modes propres de production de la fiction, alors que le temps de la vidéo ne se dissocie plus de la continuité du temps qui passe.

Mais le flux télévisuel est produit par la concaténation d’éléments successifs, eux-mêmes de natures différentes – divertissements, jeux, films, informations, publicités, etc. Unilatéral et homogénéisant, il n’est pas assimilable au flux numérique produit pas la circulation multipolaire d’informations toujours différenciées, qui sont alimentées par l’activité disséminée des utilisateurs. On peut se demander si le point de vue de Jameson n’est pas prisonnier de l’extériorité dans laquelle il se tient face au flux qui se déverse par l’écran de la télévision. Cette extériorité est en tout cas aujourd’hui devenue une position illusoire, un espace irréel. Non pas parce que nous serions entrés à l’intérieur de la lucarne, mais parce que les réseaux sont évidemment devenus ce dans quoi nous vivons et nous pensons, parce que ce sont les formes objectives du monde globalisé. Il en est ainsi de ce qu’on appelait autrefois la ville. Les villes se détachaient de la campagne comme deux réalités en opposition et cette opposition se constituait spatialement par la coupure objective du bloc dense de la cité entourée des champs et des forêts. Les villes ont depuis longtemps perdue leur forme, elles se distribuent dans des zones de densités variables qui les ramifient et composent des mégapoles qui englobent à leur tour des morceaux de campagne. La simplicité de l’opposition entre le dedans et le dehors, comme entre l’ici et l’ailleurs d’un monde en réseau n’a plus qu’une pertinence relative. C’est pourquoi on a pu dire que le monde organisé dans la forme du réseau est un monde sans dehors. Plus encore, la ville matérielle se démultiplie dans la tessiture des réseaux d’information. Le flux a changé de dimension et de forme. Ce qui a pris le relais de la vidéo dans le processus de la digitalisation généralisée, ce n’est pas une seule sphère de circulation, mais un déploiement de réseaux interconnectés et articulés au réel par des échangeurs spécifiques, des embrayeurs multiples qui engagent des comportements, des modes de relation et de communication, des stratégies de pouvoir et de relation différentes.

On a souvent une image trop simplifiée de ce qu’est un réseau, une image à plat, en deux dimensions, une image qui peine à perdre le centre autour duquel elle pourrait continuer de s’organiser, quelque chose qui se tient à mi-chemin du labyrinthe et de la toile d’araignée. On oublie que les réseaux appellent les réseaux et se démultiplient dans des dimensions différenciées où se jouent autrement la relation au temps et à l’espace – et ce qu’on appelle dans son double sens l’ici et le maintenant du présent. Dans cet univers multidimentionnel, on a moins un centre ou des centres que des nœuds qui sont autant de filtres, mais qui se nourrissent de l’alimentation fournie par le réseau lui-même. Le flux n’est plus ce qu’émet un noyau de production et de diffusion, mais ce qui circule constamment et que des polarités coagulent et socialisent, ce qu’elle s’efforcent de commercialiser, ce qu’éventuellement elle peuvent contrôler.

On a aussi du mal a intégrer les enjeux fictionnels comme politiques des appareils par lesquels s’activent ces dimensions. Et c’est bien sur ce terrain que se situe Conférences du dehors. On peut considérer que chacune des séquences du spectacle procède par activation d’un schéma, d’une situation et d’une relation qui fait jouer l’un de ces modes. Je dis activation, parce qu’il s’agit autant ici d’inventer un dispositif spécifique déterminant une expérience particulière, que d’utiliser les appareils existant dans la pratique quotidienne pour les mettre en œuvre dans une situation performative. C’est l’écriture du spectacle qui met en jeu non l’appareil en tant que tel mais ce qu’il mobilise de relations au discours, aux autres, au simple fait de la présence et de la diversité de ses modalités – à ce qui s’est perdu d’évidence dans le simple fait d’être « là » et d’être reconnu comme tel.

Il suffit de retourner le poste de télévision pour qu’il devienne le moniteur sur lequel est transmis l’entretien d’un témoin qui raconte sur un mode personnel, quasi intime, entre cocasserie et décomposition critique ses aventures administratives d’étranger en France (Ministère de l’extérieur). La comédienne se mue ensuite en conférencière et nous tient un discours qui décline, sur un mode emphatique, l’analyse de l’acte de parole d’un SDF qui dit « je n’ai rien à bouffer » (La Bonne distance). Ou encore un contact téléphonique est établi sur son portable avec l’artiste Esther Salmona, complice qui décrit l’espace dans lequel elle se trouve, se déplace, nous faisant vivre à distance, sur un mode qui n’est pas très éloigné de celui du reportage radio, sa présence ailleurs en simultané (Ready Mix). Chaque fois, il est question de la langue et de la parole, de la façon dont se produit et s’échange du sens. Chaque fois il est question de la façon dont ce qui se dit peut s’instaurer comme un lieu : lieu de parole, lieu d’écoute, lieu d’échange. Et chaque fois une relation s’invente par dessus le silence et la solitude, une adresse à l’autre, une expérience possible de soi, une confrontation à ce qui peut se constituer comme une scène et s’amorcer de récit.

Simplement, les séquences provoquent aussi chaque fois un déplacement, elles créent un écart entre les discours et les paroles, leur statut, leur portée, ce qu’ils engagent du réel et de la façon dont ce réel vient traverser le filet du présent. Ce présent même, ces dispositifs successifs l’inquiètent. Ils en dévoilent la complexité, la façon dont il est traversé d’un ailleurs, dont il est poreux à un au delà de lui-même peu localisable et potentiellement transitoire. Si le hors champ est un élément déterminant de la potentialité narrative de la photographie et du cinéma, c’est ce mouvement de traversée provisoire de l’ici-présent qui alimente peut-être la narrativité des appareils en réseaux.

Et Sentinelle, la dernière séquence, vient de fait introduire un élément d’une évidence qu’on a envie de dire, au delà de l’effet de paradoxe, mystérieuse, ou opaque. Elle consiste dans une vidéo faite d’une simple boucle : un animal (une mangouste), s’agite, se retourne, se dresse, parfaitement vertical, dans un état de veille presque fébrile, retombe sur ses pattes et sort du cadre pendant qu’un autre, le même, vient, s’agite, se dresse, à l’infini du recommencement de la quête, dans une frénésie du regard. L’une passe et devient l’autre et les deux ne font qu’un animal qui tourne, s’agite, se dresse, guette, tendu vers un ailleurs qu’on ne voit pas. Une simple boucle, avec la saute du raccord qui, comme un disque vinyle rayé, nous renvoie à la présence un peu pixelisée de l’image. Une figure directe, immédiate et en même temps parfaitement abstraite, comme la circularité de la boucle qui la construit, qui la fait exister comme mouvement autonome, perpétuel recommencement.

Ce que nous propose Conférences du dehors c’est un espace de circulation où la mémoire de ce qui est enregistré s’intercale dans la distance de ce qui est raconté, lu, joué, mis en fiction. Ce sont des chemins de pensée qui se déploient dans un espace en strates condensées, ramenées sur elles-mêmes, rapportées au tas du filet replié dans lequel nous sommes toujours partie prenante.

Impressum

Édition : Pandore Édition et Lux Scène nationale de Valence,
2015 (version imprimée) et 2016 (version en ligne).

© Thierry Fournier et les auteurs 2015
Édité avec le soutien de Lux Scène nationale de Valence
Merci à Catherine Rossi-Batôt et John Briens (Escourbiac).
ISBN : 978-2-9551366-2-1

Liens :
Jean Cristofol
J. Emil Sennewald
Pau Waelder
Pandore Édition
Lux Scène nationale de Valence

Circuit Fermé

Performance, 2007-2015. Série de performances Conférences du dehors, avec Emmanuelle Lafon.

Placée avec un casque devant une télévision à l’heure des publicités et du journal, la performeuse doit respecter un protocole consistant à répéter exhaustivement tout ce qu’elle entend et décrire tout ce qu’elle voit, ce qui est physiquement impossible. Le flux de parole et les bégaiements qui en résultent expriment directement la tension entre la masse d’informations délivrées et un « cerveau disponible » en saturation permanente.

 

Set-up

Installation sonore, 2010-2014

L’installation délivre des ordres aux visiteurs par l’intermédiaire d’une voix semblable à celle d’une compagnie aérienne : « tout va bien se passer, merci », « tous à terre, merci », etc. En jouant sur l’ambiguïté entre œuvre, médiation inutile et message de service, l’œuvre évoque ironiquement le fantasme d’un contrôle des spectateurs. Sur l'écran de l'iPod qui diffuse le son, une image de l'espace face à lui, comme figé dans l'œil de la machine qui surveille l'exposition.

Ecotone

Installation en réseau, 2015

Un paysage en 3D est généré par des messages captés en direct sur Twitter, lus par des voix de synthèse et qui ont tous en commun d’exprimer des désirs : « j’aimerais tellement », « je rêve de »… Une caméra se déplace à l’infini dans ce paradis artificiel. Extraits du contexte et des codes d’un réseau social, ces pensées personnelles et parfois intimes apparaissent comme un récit collectif involontaire, où le désir de l’être aimé côtoie celui d’une paire de baskets. A travers les enjeux de ces mots jetés comme des bouteilles à la mer et déjà déshumanisés par les voix des machines, l’œuvre aborde la visibilité permanente et la trace de vies exposées sur le réseau.

Précursion

Installation en réseau et in situ, 2014

Un programme associe aléatoirement des fils d’actualités en direct, des musiques de blockbusters et une série de plans vidéos très courts, chaque fois tournées au smartphone dans la ville où l’œuvre est exposée. Leur montage s’effectue en temps réel et au hasard, inventant de nouvelles narrativités et mettant en évidence les relations entre information, télé-réalité et cinéma. En brouillant les frontières entre fiction et réalité, les associations de sens – parfois burlesques ou tragiques – qui en résultent évoquent un storytelling commun à Hollywood et aux journaux télévisés, dont la perspective est toujours l’imminence de l’événement ou de la catastrophe.

Exif

Série de vidéos, 2014-2015

Filmés au Japon et restitués sans aucun montage, ces trois instantanés vidéos relatent des situations où l’environnement humain et urbain s’assimile lui-même à un organisme ou à une machine : flux urbain abstrait de Tokyo filmé la nuit depuis le haut d’une tour (Mori) ; entraînement de tennis par une foule où chaque joueur vocifère la description de son action (Service) ; dispositif panoptique sur un toit d’immeuble où l’accumulation de capteurs de surveillance se veut compensée par une musique d’ambiance (Cool).

Overflow

Catalogue d'exposition, 2015

Publié par Pandore Édition à l'occasion de l'exposition Overflow de Thierry Fournier à Lux Scène nationale de Valence fin 2015, le catalogue réunit des textes de Jean Cristofol, J. Emil Sennewald et Pau Waelder, ainsi qu'un ensemble d'images de travail et photographies des œuvres. Dans sa version papier, le catalogue associe trois fascicules indépendants : les textes critiques, les œuvres et un poster, permettant ainsi des relations multiples de lecture entre les différents éléments. Il est édité en série limitée et numérotée à 100 exemplaires.