Interview Digitalarti #5, fevrier 2011

Thierry Fournier
Interview par Laurent Diouf, Digitalarti #5

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01_ Il est spécifié que Seul Richard est un « projet en cours ». Pouvez-vous nous décrire les étapes qui ont marqué le développement de cette création scénique, depuis son origine en 2006 jusqu’à sa forme actuelle ?

En novembre dernier, une moitié du spectacle (45’ pour une durée de 1h30) a été présentée à la Chartreuse, après deux résidences consécutives. Le processus s’est déroulé en trois temps : une première maquette en 2006-2007, l’adaptation et la réalisation du film en 2008-2009, et en 2010 les répétitions avec Emmanuelle Lafon, Juliette Fontaine et Jean-François Robardet. « Projet en cours » signifie que nous recherchons aujourd’hui le dernier coproducteur du projet, qui pourra en accueillir la création. Cette logique est courante aujourd’hui pour les compagnies qui aboutissent des étapes de travail, tout en continuant à rechercher des partenaires.

Notre travail sur ce projet se poursuit donc depuis cinq ans, pour plusieurs raisons. Il a été conduit en même temps que Conférences du dehors, série de performances que j’ai mis en scène, et de Réanimation, créé avec Samuel Bianchini et Sylvain Prunenec – tous deux en 2008. Ses recherches sur les relations entre dramaturgie, cinéma et dispositif interactif ont été menées à l’École nationale supérieure d’art de Nancy dans le cadre de l’atelier de recherche et création Electroshop – dont les étudiants sont également les interprètes du film. Enfin, mettant en scène Richard II dans la traduction de François-Victor Hugo, avec une actrice solo, un dispositif interactif, un film avec des amateurs et des musiciens au plateau, le projet ne s’inscrit pas spontanément dans le sens des spécialisations qui ont cours dans les réseaux de spectacle vivant. Sa production prend donc plus de temps que la moyenne et nécessite de pouvoir montrer le travail en cours.

02_ Quelle « progression », quels autres développements envisagez-vous ?

La forme à laquelle nous sommes arrivés fin novembre est vraiment celle ce que je souhaite mettre en œuvre. La dimension qui reste à développer aujourd’hui est celle de la lumière, en même temps que le passage au plateau (nous étions jusqu’à présent en studio de répétition). Nous commençons des collaborations dans ce sens.

03_ Pourquoi avoir précisément choisi Shakespeare (Richard II) pour ce type de création « multimédia » qui mêle vidéo, narration, interaction… ?

C’est plutôt l’inverse, et on touche là au cœur du projet. J’ai été attiré précisément par cette pièce pour ce qu’elle raconte de l’exercice et de la perte du pouvoir. Le texte m’a été présenté par Benoît Résillot, acteur, avec qui se sont élaborés les premiers prémices du projet. J’ai ensuite élaboré une proposition mettant en jeu cette séparation et ce rapport, fait de maîtrise et de perte de contrôle, entre un homme et le monde extérieur. Or, justement, un dispositif interactif est d’abord et avant tout un instrument de contrôle, dans une relation qui s’exerce toujours réciproquement : on joue et on est joué, on contrôle et on est contrôlé, face à une console comme à Facebook.

Dans simultanément, à plusieurs échelles qui permettent un grand nombre de dispositions entre le public, les interprètes et l’image. On voit que les choix opérés ne se situent pas seulement au niveau des dispositifs numériques, mais aussi des logiques d’écriture filmiques et scénographiques, de la direction d’acteur, etc.

04_ D’autres pièces ou auteurs « classiques » auraient-ils pu également se prêter à ce « jeu » ?

Oui, bien entendu. C’est un des enjeux majeurs et constants du théâtre que de pouvoir réinterpréter des textes classiques avec de nouvelles modalités de représentation. Ce n’est pas parce que ces modalités passent par des dispositifs numériques qu’elles se couperaient de leurs antécédents : l’histoire est continue, il s’agit toujours de mise en scène.

05_ Inversement, aimeriez-vous « mobiliser » des auteurs plus contemporains, Beckett ou Ionesco par exemple, autour d’une telle scénographie ?

Oui et pour les mêmes raisons – sauf que ces exemples sont plutôt des figures du siècle dernier. Tous les co-auteurs de Conférences du dehors sont contemporains (David Beytelmann, Juliette Fontaine, Noëlle Renaude, Jean-François Robardet, Esther Salmona). Je travaillerais aussi volontiers avec des auteurs comme Sonia Chiambretto, Philippe Malone, Eli Commins, qui ont une vraie conscience des enjeux politiques et sociaux contemporains, et développent parfois des logiques d’écriture extra-littéraires, issues des réseaux par exemple. C’était déjà le cas de Conférences du dehors qui travaillait avec des textes issus en temps réel de la télévision, de la lecture du paysage…

Pour répondre plus largement à votre question, je pense qu’il faut prendre garde à ne pas confondre écriture et mise en scène. Les écritures sont toujours contextuelles, on peut donc être tentés d’aller plus spontanément vers les textes qui partagent nos codes. C’est ce que font du reste beaucoup de programmateurs aujourd’hui. Mais c’est justement le travail d’un metteur en scène que d’actualiser des problématiques, de faire entendre ce qui, dans un texte de 2011 ou de 1170, va surgir de permanent et pouvoir nous interroger.

06_ Vos précédentes performances (Vers Agrippine, Réanimation, Core) mettaient également en jeu des images, des regards, des gestuelles, des espaces redéfinis… Pouvez-vous nous préciser le fil rouge, les lignes directrices qui jalonnent votre travail artistique ?

On peut donc ajouter Conférences du dehors, pour les raisons que j’évoquais. Il est intéressant que vous parliez de Core ou de Vers Agrippine (mais aussi Frost) qui sont des performances solo. Car un des fils rouges de mon travail est bien la mise en jeu du corps, presque dans le sens qu’évoquait Foucault : un corps traversé, distribué par les forces qui le relient au monde, parfois conflictuelles, mises en évidence à travers des situations et des dispositifs. J’ai compris a posteriori que c’est ce qui m’avait conduit de la musique à l’architecture, puis à ma pratique artistique actuelle.

07_ Quels dispositifs, techniques ou artistiques, aimeriez-vous utiliser ou explorer à l’avenir ?

Je suis de plus en plus intéressé par les rapports de domination dans le travail et par la transformation de la nature, deux thématiques qui se redéploient vivement à travers la mondialisation. Je m’attaque aussi en ce moment à des questions sur le genre qui traversent mon travail de manière souterraine depuis longtemps. Enfin, je renoue plus précisément avec la sculpture et l’architecture, ce qui commençait à se manifester avec des travaux comme Frost, A+ ou Point d’orgue.

08_ Pour conclure, en dehors de Seul Richard, sur quels autres projets travaillez-vous actuellement ?

Je prépare une installation, Hotspot, avec l’atelier Electroshop, qui sera présentée en avril à l’espace Contexts à Paris. Toujours dans le cadre nancéen, l’exposition collective Cohabitation (dont je suis co-curateur avec Jean-François Robardet) sera présentée au Musée des Beaux-Arts de Nancy du 5 au 25 février. Du 27 février au 4 mars, Entrelacs du chorégraphe Lionel Hoche, dont j’ai signé la création vidéo interactive, sera joué au CND à Pantin. Ensuite Futur en Seine à Paris en juin avec une nouvelle installation, Fenêtres augmentées, dont une édition pérenne verra ensuite le jour en région Languedoc-Roussillon.