Par David Beytelmann
Voir également la page de la performance Ministère de l’extérieur
Que Thierry me pardonne, mais j’ai n’ai pas réussi à écrire quelque chose de tout à fait théorique et à la hauteur de ce qu’il avait rêvé pour Conférences. Je succombe aux charmes de l’autofiction et je me vautre dans le récit, c’est pas comme ça qu’on fait de la philo.
Lorsque Thierry Fournier m’a pour la première fois demandé de réaliser les entretiens d’où sont extraits les séquences qu’on peut voir dans Conférences du dehors, j’avoue que je ne me voyais pas tellement dans le rôle du témoin et encore moins dans celui de quelqu’un qui aurait à raconter de façon pertinente une expérience humaine dont la portée, générale ou universelle, parce qu’irréductiblement particulière, ferait la dignité, la matière qui provoquerait la parole.
Le motif était de parler tout simplement et de dire comment je voyais certaines situations, que je raconte ma perception d’un problème, parce que je les lui avais moi même déjà raconté et qu’il avait trouvé mes opinions intéressantes pour ce travail. Une des expériences qui m’ont le plus marqué dans la vie, et j’en avais parlé à Thierry, est d’avoir travaillé dans des entreprises de nettoyage (je conseille cette expérience à tous les apprentis philosophes entre deux lectures du livre I du Capital). J’ai appris là, corporellement et socialement, ce que ça veut dire d’être ce que j’appelle « un invisible » (le type qui vient pour nettoyer les chiottes et passer l’aspirateur, qui est souvent une femme). C’est idiot et quotidien, mais personne ne te voit, tout le monde esquive le regard, personne ne se hasarde à te parler, toutes les conversations, toutes les situations sociales, tout est hors de ta portée. On est une pure fonction spectatrice de l’interaction sociale, pas ‘quelqu’un’. Encore plus pour ceux qui travaillent la nuit dans le métro. Je me fais un point d’honneur de leur dire « bonsoir, monsieur ». La vie sociale évolue au gré de cette limite imperceptible qui fait qu’on n’existe pas, on est là mais on est juste totalement irrelevant. On a rien à te dire, il faut juste te communiquer ce qu’il faut que tu fasses. Instrumentum vocalis.
Ma tâche consistait à nettoyer trois étages d’un immeuble de bureaux le plus rapidement possible, c’est à dire avant 7 heures 30 (j’arrivais à 5 heures, en vélo, car c’était l’heure où les gardiens changeaient d’équipe) « pour éviter de voir les employés lorsqu’ils commencent à arriver », m’avait dit la personne responsable. Ce qui est intéressant, dans cette expérience, c’est l’arrière-goût de féodalité qu’elle laisse, c’est un rapport social économique entièrement et totalement désincarné et accepté comme tel. Personne ne se croit obligé de s’adresser à toi comme dans un rapport normé par les formules du face à face traditionnel. On ne te dira pas : « Bonjour, excusez-moi, où est rangé le café ? », mais tout simplement « et le café l’est où? ». Cette brève description est, bien entendu, inepte car tout le monde sait à peu près ce qu’est le gentil registre des rapports hiérarchiques mais je retiens ici la naturalité avec laquelle nous vivons avec ce mode. Un des projets qui me justifient et que je n’accomplirai peut-être jamais est de restituer l’expérience des travailleurs du nettoyage, une façon de dire le conflit que provoque le fait d’être nécessaire à la reproduction de la vie matérielle et tout à la fois traités en poussière, en rien. C’est aussi et trop souvent une expérience qui ne concerne que des « travailleurs immigrés ». Je ne sais pas comment mais j’aimerai explorer cette expérience, comme un hommage aux anonymes qui doivent tourner la manivelle d’une partie de la fête capitaliste. Une image de la mise en scène de Don Giovanni par Patrice Chéreau au Théâtre du Châtelet en 1981 me paraît saisissante, dans ce sens : pendant qu’a lieu l’action sur la scène des équipes nombreuses de travailleurs sont à la besogne et regardent à peine ce qui s’y passe, comme absorbés dans une tâche infinie qui les consomme. Pendant ce temps, les dominants s’agitent et ont le temps de songer avec préoccupation s’ils auront une érection ou pas. Il me semble aussi qu’il y a une forme de ritournelle ironique dans le fait que le secteur du nettoyage fonctionne marqué par ces dynamiques et que le président actuel ait gagné les élections en faisant campagne sur le thème de l’extrême droite : « l’identité nationale ».
Mais pour revenir sur ces expériences… oui, bon, mais je m’en suis tiré. C’était juste un moment. Pas mon destin social, je suis un petit bourgeois. J’ai fait des études. Il y en a plein, tous les jours qui continuent à survivre dans ces situations, ils n’ont pas de figure ou de voix, leur expérience reste muette et la mienne est un passage, je n’arrive pas à être leur voix. Ce sont ces choses qui surgissent lorsque Thierry m’a demandé de parler devant la caméra.
Mais malgré ça, je me voyais bien parler de ce que Thierry pensait pouvoir me demander raconter. Je crois que c’est parce que j’ai une confiance en lui qui est à la fois affective et en quelque sorte politique, qui vient de l’entente et des affinités qu’on partage. Je savais un peu, car il m’avait prévenu, ce qui l’intéressait, sur quoi il avait réfléchi, parce que nous avions déjà pas mal conféré, autour des histoires familiales, politiques, personnelles, autour d’évènements infimes dont la signification est irréductiblement politique et paradoxalement, uniquement faite dans la trame de l’intimité. Il faut bien l’avouer, tout a commencé par de petites anecdotes, autour d’une table, d’un café au milieu d’une conversation, comme quand on associe un son ou une odeur à quelque chose qui suspend notre présence, en écoutant un bon morceau de musique dans son appartement, en regardant par la fenêtre l’étendue parisienne se déployer indifférente. Mais la matière de la vie vécue, l’épaisseur faite de mots que sont les expériences restituées me semblait aussi un peu intimidante. J’avais comme un sentiment de gêne, ça sonne faux comme de la fausse pudeur, mais c’est vrai.
En fait, je suis un martyrisé des types qui ont « vraiment vécu quelque chose ». On peut dire que ça commence tôt, lorsqu’on te raconte étant gamin que ton arrière grand père a vu une partie jouer au casino en ligne de sa famille se faire tuer par les pogrommistes au couteau et qu’il est parti à pied à Paris. Dans cette phrase, la personne qui te raconte l’anecdote met l’accent sur à pied. Le même type (il s’appelait Aaron) s’installe à Paris dans le marais, apprend le métier de tailleur et réussit après bien de peines à faire venir sa femme, restée en Ukraine. Elle s’installe avec lui mais tombe malade, on doit l’hospitaliser, et un beau jour Aaron reçoit une lettre disant qu’il pouvait venir chercher sa femme (on ne m’a pas dit comment elle s’appelait). Donc, il achète les plus beaux tissus et fait une belle robe pour elle. Mais quand il va la chercher à l’hôpital, on lui dit (ou plutôt on lui fait comprendre) qu’elle est morte, qu’il faut absolument qu’il récupère le corps. Sur la seule photo qu’on a de lui, Aaron est sérieux et a une moustache façon sicilienne. Il a des mâchoires saillantes et un regard sombre. Il a les yeux maquillés au khol.
Moralité : quand on est immigré, c’est mieux d’apprendre la langue du pays. (j’ajouterai que le pauvre Aaron aurait dû disposer d’un dictionnaire du français administratif à défaut de pouvoir fréquenter l’école publique). Mon grand père me racontait ça et je profite de cet espace pour dire que ce salopard n’a pas voulu me transmettre le yiddish, parce qu’il en avait honte, et que visiblement l’épaisseur affective de la langue existe.
Mais outre le poids des histoires, je que crois c’est parce que j’ai lu trop de témoignages, trop de récits, écouté trop de paroles hallucinantes. Schmerke Kascerginski, ses Souvenirs d’un guérrillero (les partisans juifs dans les fôrets soviétiques), Marek Edelman, les textes autobiographiques de Jean-Pierre Vernant, les Mémoires de Geronimo, Hersh Mendel, l’incroyable Biografía de un cimarrón, Frederick Douglas ou Booker T Washington, Joseph Dietzgen, Che Guevara, etc… bref, la galerie des héros est innombrable mais garde une permanence étrange, comme des poteaux tordus par le temps d’un terrain de foot abandonné et toujours repris et piétiné par des générations de joueurs. Je crois que c’est une permanence que connaissent les lecteurs qui ont été emportés dans l’enfance par les récits de Jack London. Le bénéfice de cette épopée sécrète a aussi des aspects indicibles révélés par les rencontres, presque anonymes, qui nous sont parfois données. Je me rappelle encore d’un café qui se trouve à Buenos Aires, Avenida de Mayo, où des républicains en exil se rencontraient pour parler et jouer aux cartes. Je me rappelle qu’ils avaient au fond de la salle, un drapeau de la république espagnole (rouge-jaune-violet, pour ceux qui ne le connaissent pas). Ils se disputaient lorsqu’ils se racontaient le déroulement de la bataille de l’Ebre. Je me rappelle d’un vieux qui m’a dit, ému : « Tu sais, j’ai tué quelqu’un là-bas. Je l’ai vu et j’ai tiré. J’ai entendu son cri et je l’ai vu tomber lentement. C’était un pauvre type comme moi. Je rêve encore de lui, la nuit, je vois sa main se tordre pendant l’impact, comme ça. J’avais 16 ans ».
Voilà un peu le registre impossible auquel je n’aurai jamais pu correspondre et qui m’échappe à jamais. Mais je m’aperçois après coup, et c’est la force du travail qu’a fait Thierry sur moi en quelque sorte, sa maïeutique, que j’avais quand même quelque chose à dire qui méritait d’être échangé. Il n’y a pas de mystère, et je pense que Thierry ne m’en voudra pas si je dévoile le secret fondamental de nos entretiens, qui est que nous avons beaucoup ri de choses parfois tragiques.
Je me trompe peut-être, mais je crois que c’est autour de cette expérience, que je lui avais racontée, qu’est née l’idée de parler des frontières dedans/dehors à partir de ces morceaux de papier peint décollés d’un vieux mur. Je suis moi-même étonné de ce qu’il a réussi à faire, de la façon dont il a réussi à inscrire ces propos autour d’un maté (qu’on aperçoit brièvement sur la table), et je suis surpris aussi de la profondeur qu’acquiert le problème de la langue dans cette question de la relation affective aux espaces et au temps révélée dans la migration. Je crois que c’est en parlant avec Thierry, en essayant de formuler ce qui pouvait unifier une expérience éclatée que je suis arrivé à exprimer un sentiment qui en fait, m’accompagne depuis mon enfance et que j’avais jamais réussi à amener à l’expression. C’est la sensation qu’on ne rentre jamais entièrement dans le tiroir. Il y a toujours un bras ou une jambe qui dépassent (cf. « l’identité nationale »). Contingences totalement liées au hasard ou bien perspective existentielle, une part est toujours étrangère, et résiste farouchement à « l’identité nationale », qui n’est finalement qu’un délire verbal : en Argentine, argentin mais juif ; juif parmi les juifs, mais avec une famille mixte, avec des irlandais, des basques et des indiens ; parmi les juifs, un internationaliste, un cosmopolite, pas un sioniste (c’est à dire un nationaliste) ; à l’école en Argentine, fils d’un rouge exilé, sous une dictature militaire, catholique intégriste, anticommuniste et nationaliste à la coupe maurrasienne et franquiste ; en France, un latino quelconque (mais avec tout le reste derrière)… etc, on pourrait continuer avec des situations diverses, on l’on voit comment s’active un cadre ‘identitaire’ sur lequel on n’a parfois aucune prise mais qui fait sa vie autonome et qui travaille aussi bien sur des marques langagières que sur des marques corporelles.
Je me suis longtemps demandé ce qui faisait que, au delà des questions théoriques, je n’avais jamais trouvé le moyen d’exprimer à quel point les éléments épars dont je viens de parler se combinaient de façon instable. Je veux dire par là que le programme politique de la normalisation nationaliste de la vie sociale consiste précisément en une destruction des catégories de l’expression de ces situations particulières pour les faire entrer dans un cadre d’expérience préfabriqué par le discours politique où les identités doivent être stables. Comme dans la problématique de l’identité nationale.
Le fragment de Conférences du dehors où j’apparais porte un titre : « Ministère de l’extérieur ». Je crois que l’origine du titre est bien justifiée : nous avions parlé et ri pendant des heures lorsque je lui racontais mes anecdotes liées à l’administration et notamment à ma carte de séjour.
David Beytelmann
Paris, février 2009