Interview par Cyril Thomas (octobre 2009) pour la revue Poptronics. Texte intégral et questions d’origine.
CT : Comment concevez vous les deux expositions de Valence et de Montpellier, sont-elles complémentaires, antinomiques ? L’une semblant plus axée sur le toucher et l’autre sur la vue enfin plus exactement sur la perception visuelle.
TF : Les deux expositions n’ont pas la même échelle (une seule installation à Montpellier, quatre à Valence, accompagnées dans les deux cas par une performance) mais elles partagent un certain nombre de directions communes : autour des notions d’apparition et de disparition, de la temporalité, de la trace… Toutes deux impliquent également une « mise en œuvre » de leurs spectateurs, selon des modalités différentes. Je les envisage donc plutôt comme complémentaires.
En revanche ni l’une ni l’autre n’ont été pensées a priori en termes d’opérations spécifiques comme le toucher ou la perception visuelle. Point d’orgue n’est pas en premier lieu axée sur la vision : elle engage le corps du spectateur dans un rapport au temps dont l’image n’est que le témoin. Les installations de Un Geste qui ne finit pas forment une progression au fil de son parcours, de A+ (exposée ici sous une nouvelle forme, en vitrine), jusqu’à Open Source qui implique le toucher et le geste des spectateurs, en passant par Sirène et Infocus qui ont toutes les deux à voir avec le corps et la notion de présence.
À Lux (Valence), vous avez nommé votre exposition « Un geste qui ne finit pas ». Pourtant, loin d’être dans l’inachevé, les pièces qui mettent en jeu les actions du spectateur semblent au contraire très concrètes. Pourriez-vous expliciter ce titre ? Est-il volontairement paradoxal par rapport à vos œuvres ?
Je parle de geste au sens large : non seulement pour décrire une action, mais aussi pour qualifier l’implication du regard et de la perception vis-à-vis des œuvres – donc du corps. Le geste peut naître soit dans une relation directe des spectateurs avec un dispositif, ce qui est le cas pour Sirène ou Open Source, soit dans une interrogation sur leur présence ou leur vision comme avec A+ ou Infocus. Mais les situations que créent ces œuvres n’ont pas de résolution, elles ouvrent un questionnement. C’est dans ce sens que le geste « ne finit pas ».
Quelles sont vos définitions du toucher et du geste ?
En tant que modalité possible des relations que j’évoquais à l’instant, le toucher m’intéresse évidemment dans la mesure où il convoque le corps, au même titre que l’écoute. Ceci peut s’expliquer entre autres par le fait que mon travail concerne aussi bien les arts plastiques que la performance ou le spectacle vivant. Avant d’avoir une production autonome, étant musicien et compositeur, j’ai beaucoup travaillé avec des danseurs, acteurs et musiciens dans le cadre de projets scéniques. Lorsque j’ai commencé à créer des installations, mon travail sur le geste s’est évidemment nourri de ces expériences. Dans le cas d’installations comme Feedbackroom, Step to Step ou Sirène, le comportement du spectateur se trouve vraiment à la limite d’une situation de danse ou d’interprétation musicale. Feedbackroom est réversible, pouvant être tout autant éprouvée comme dispositif de performances par des danseurs, que comme installation interactive destinée au public. C’est également pour cette raison que j’accompagne chacunes des deux expositions par une performance : Vers Agrippine à Montpellier, et Frost (issue de Conférences du dehors) à Valence. Cela m’intéresse de mettre en évidence les liens que je tisse entre ces deux formes, et aussi de pratiquer moi-même ces perfrormances, de m’y mettre en risque.
Diriez-vous que vos œuvres ou vos installations relèvent d’un art interactif ?
Non, et pour plusieurs raisons. La première est que je n’imagine pas catégoriser mon propre travail, surtout dans ce sens-là. La seconde est que ce qui m’intéresse dans la relation aux spectateurs n’est pas l’interactivité en soi, mais un travail beaucoup plus large sur la perception et la présence. L’interactivité en constitue un des outils, il y en a (et il y en a eu, historiquement) beaucoup d’autres. Du reste, A+ et Infocus ne sont pas des œuvres interactives : c’est justement un des propos de l’exposition à Lux que d’articuler plusieurs propositions à cet égard dans un même espace.
Plus généralement, on pourrait même dire que parler d’art interactif reviendrait à valider implicitement le terme d’art numérique. Or il me semble capital de continuer à interroger cette notion. Elle a du sens lorsqu’elle qualifie des formes strictement numériques (par exemple les œuvres en réseau) mais devient vite extrêmement ambigüe lorsqu’elle qualifie des œuvres qui font appel à des techniques numériques. En fait, ce terme qualifie surtout aujourd’hui une valeur conjoncturelle, une spécialisation (pour certains artistes, revues, lieux, journalistes, festivals…) notamment en France où l’on est toujours aussi obsédé par la légitimation et les catégories. Il faut donc rappeler que l’on peut associer création artistique et recherche, développer des investigations technologiques au service des œuvres, interroger les aspects sociaux et politiques de la technique – sans se déconnecter d’un champ critique général.
Pour toutes ces raisons, j’accorde beaucoup d’importance à la physicalité des œuvres et à leur rapport à l’espace, deux notions qui préservent la distance et de libre-arbitre du spectateur. Je préfère articuler les choses. Je pense notamment à Conférences du dehors, qui déploie ses agencements à vue dans un espace partagé avec les spectateurs (comme Frost à Valence), ou à Step to Step qui s’appuie sur une représentation spatiale archétypale. Un autre exemple serait Point d’orgue, présenté à Kawenga, qui a définitivement trouvé sa forme le jour où la caméra et l’écran sont devenus des objets concrets mis en jeu dans l’espace, et non de simples systèmes techniques que l’on aurait pu ne pas voir.
Depuis quand travaillez-vous sur des procédures ou dispositifs mettant en jeu le toucher du spectateur ?
Je préfèrerais parler plus largement d’un rapport au corps, qui trouve sa source dans ma relation à la musique, à la danse et au spectacle vivant, et dans les œuvres créées depuis une dizaine d’années. C’est ce que j’expliquais auparavant.
Comment avez-vous conçu et élaboré le projet Open Source ?
Open Source a une histoire en deux temps. C’est un projet que j’avais écrit au Japon en 2005, pendant le chantier de Ce qui nous regarde, sur l’idée d’une situation collective autour d’une surface d’eau, à partir de signes écrits ou dessinés. J’ai essayé de le produire, jusqu’à ce que je sois invité par le pavillon de Monaco de l’exposition de Zaragoza [1]. J’ai alors particulièrement travaillé sur le dispositif d’écriture, car je tenais à qu’il soit le plus immédiat possible ; je pensais notamment aux dessins que l’on peut faire du bout des doigts sur la buée d’une vitre. L’aspect sensible est immédiat puisque tout premier contact avec la surface produit une forme qui, lorsqu’elle est achevée, disparaît du pupitre pour apparaître immédiatement à la surface de l’eau. Le dispositif est le plus simple possible, pour laisser toute la place à cet aller-retour entre un moment individuel de dessin, et la situation collective qui peut naître autour du bassin.
Ce dernier ne renvoie-t-il pas à la pièce Biosphère de Piero Gilardi en tout cas dans la relation dessin, puis projection et jeux sur la forme dessinée et projetée ?
Je connaissais très peu le travail de Piero Gilardi et en l’occurrence je ne connaissais pas cette installation. Si certaines dispositions sont analogues (notamment le fait de recourir à un bassin, ainsi que l’association entre dessin individuel et comportement collectif), Open Source est, me semble-t-il, beaucoup plus immédiate dans le processus qu’elle propose. L’œuvre de Gilardi était empreinte d’une charge figurative et narrative que je ne partage pas.
Vous semblez avec cette pièce, intéressé par la relation sonore provoquée par les spectateurs, ou qui découle d’un parcours du spectateur dans l’installation. Que pensez-vous de l’aléatoire ? Est-ce encore quelque chose qui vous intéresse (je pense à Dépli où la manipulation sur la table des séquences filmiques entrainait des collisions de sens) ?
Je ne travaille pas avec l’aléatoire. Mon écriture procède plutôt par protocoles : je conçois des champs de relations qui aboutissent à une cohérence d’ensemble. Dans l’installation cinématographique Dépli que vous citez, la matrice des voisinages possibles entre les plans a été déterminée par le réalisateur du film, Pierre Carniaux : les parcours à travers ces images relèvent donc d’une écriture et ne sont pas aléatoires. En revanche, les modalités de ces apparitions, leur vitesse, leurs superpositions résultent de la qualité spécifique de jeu de chaque spectateur et du régime spécifique de parcours qu’il instaure.
La musique et la voix ne sont pas que de simples compléments sonores dans vos œuvres, elle se transforme aussi en moteur voire elles démultiplient les enjeux pour de nombreuses pièces. Quels sont les rapports qui vous intéressent d’explorer ? Est-ce lié à la rythmique, à la césure entre les sons, à la brisure ?
J’ai commencé par la musique et l’architecture et mes premières installations ont d’abord été sonores. L’écriture sonore ou musicale (et notamment la voix) occupent souvent une place très importante – Conférences du dehors par exemple pourrait presque être décrit tout entier à travers cet aspect. Comme je le disais le son a toujours à voir avec le corps et la présence. De ce fait probablement, quand j’élabore une installation ou une performance, le geste est indissociable d’une approche d’ordre instrumentale (pour ce qui relève de la sensibilité), même de façon périphérique comme dans Open Source. Je n’ai jamais opéré de césure entre visuel et sonore ; je conçois toujours mes pièces à travers ces deux aspects simultanément.
Comment avez-vous conçu Vers Aggripine de 2004, est-ce que l’on pourra qualifier cette œuvre de transition dans votre parcours ?
Je dirais plutôt qu’elle marque une rupture. Vers Agrippine a été créée pour précéder certaines représentations de Agrippine (version théâtrale à installer partout), dirigée par Frédéric Fisbach, conçue en regard de l’opéra de Handel Agrippina qu’il avait mis en scène [2]. On avait donc une progression entre ces trois formes : un objet performatif, la version théâtrale d’un opéra et l’opéra lui-même.
Le projet est devenu une performance sonore sur laptop, en travaillant à partir des matériaux de l’opéra : la première phrase orchestrale qui ouvre l’opéra ; le premier récitatif, et la traduction française parlée de ce récitatif. J’ai choisi « d’entrer » dans ces trois éléments en déployant à l’extrême leur temporalité, en les traitant comme des espaces à l’intérieur desquels je construirais un parcours, parfois à l’extrême ralenti. L’image la plus parlante était l’approche aérienne d’un paysage, où la proximité ne permet plus d’en saisir le dessin géographique, mais seulement d’en parcourir le détail. Ce qui est remarquable est que ce dispositif m’oblige moi-même, pour le jouer, à construire un geste musical qui est entièrement conditionné par la lenteur des têtes de lecture que je déplace.
Cette pièce a ouvert un travail sur la « profondeur de temps » qui s’est ensuite développé sous d’autres formes avec des propositions comme Réanimation, Sirène, A+ et bien sûr Point d’orgue : un parcours entre les différentes échelles temporelles d’un même objet.
Il y a un lien étroit, mais pas toujours évident entre l’opéra et l’architecture, est-ce quelque chose que vous avez voulu explorer ? (ps je pense aux divers sens du verbe composer )
Oui, si l’on considère que c’est la notion même d’écriture qui est activée dès lors que l’on instaure un travail sur la temporalité, ce qui implique des modes de pensée qui sont effectivement assez proches de l’architecture. Mais c’est avec le cinéma et la scène (je pense par exemple à Dépli ou Seul Richard) que j’ai envie d’explorer aujourd’hui des formes à plus grande échelle, alors qu’au début j’avais tendance à déployer ces aspects dans le cadre d’installations. Le rapport à l’opéra est plus complexe : j’ai eu le désir de l’expérimenter un temps, au moment de Nibelungen, Architecture du Paradis ou Sweetest Love, mais j’y reviendrai plus tard, autrement.
De Sirène (2006-2007) à Infocus (2009), vous semblez élaborer une topologie liée à une dialectique entre toucher-voir, entre l’action et l’inaperçu, pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est ce que j’évoquais en parlant d’apparitions et de disparitions. Cela m’intéresse de mettre en relation des objets et des phénomènes dont les régimes de présence soient variables et sensibles, ce qui s’adresse en retour à la qualité de présence des spectateurs eux-mêmes – ce qui peut du reste être assez déstabilisant.
Infocus correspond-il à un retour vers quelque chose de plus visuel, dépouillé d’une machinerie technologique complexe ?
Pas nécessairement, même si je tends effectivement aujourd’hui vers des propositions globalement plus simples. J’étends ma palette de travail, je fais coexister des registres et des échelles très différents. Mais la complexité n’est pas nécessairement là où elle a l’air d’être. Un film ou un jeu vidéo mettent en jeu cinquante fois plus de technologie que n’importe quelle installation.
Point d’orgue (2009) renoue avec vos projets dans l’espace public en créant une autre seuil entre espace extérieur et intérieur. Cette production me fait penser à d’autres notamment à celle de Dan Graham. Est-ce un artiste qui a pu vous influencer ? Pourriez-vous nous décrire cette œuvre et l’idée de la dématérialisation entre dehors et dedans qu’elle engendre ?
Pour la décrire : Point d’orgue est une installation qui prend place dans un espace en vitrine sur une rue. Juste derrière la vitrine se trouve une caméra DV sur pied. Encore derrière elle, au milieu de la pièce, est suspendu un écran de plexiglas qui, lorsque personne n’est présent dans la pièce, ne fait de retransmettre l’image de la caméra – et donc refléter la rue comme un simple miroir. C’est lorsqu’une personne pénètre dans l’espace que la vitesse de cette image commence à varier sensiblement, en s’ajustant à celle du déplacement du (ou des) visiteur(s). En réalité, c’est un ralentissement qui se produit si la personne ralentit elle-même ; on prend du retard par rapport au « temps réel » de la rue. Si le visiteur stoppe, l’image se gèle également. Mais la caméra continue à enregistrer l’image de la rue – notamment les passants – et le temps se « re-déplie » si le visiteur se remet en mouvement, jusqu’à rejoindre à nouveau la temporalité courante.
On peut donc parler de dématérialisation dans la mesure où le dispositif travaille seulement sur le temps et que l’image n’est que le témoin de cette variation temporelle. Sur ce point-là, la référence à Dan Graham a du sens. Cependant, la désynchronisation n’est pas fixée ici de façon invariante par le dispositif, mais provoquée et modulée par le comportement des spectateurs eux-mêmes. Qui plus est, elle est ajustée à leurs propres mouvements, comme si leur corps « s’enfonçait dans le temps » au fur et à mesure qu’ils ralentissaient, comme dans une spirale qui engage simultanément le corps, le regard et la perception. Le deuxième aspect tient à la réversibilité du dispositif, qui fait que l’action des visiteurs derrière la vitrine sur une image de la rue se joue également sous le regard des passants qui sont eux-mêmes pris dans l’image. Très rapidement donc le processus ne se joue pas seulement entre le visiteur et la temporalité de l’image, mais avec les passants, dans une relation triangulaire. Cette tension entre un artefact et le réel est une des caractéristiques de la pièce, qui rejoint d’autres projets comme A+ ou la performance Circuit Fermé de Conférences du dehors, qui travaille avec la télévision en temps réel.
Avec Le Troisième Pôle, producteur délégué, et Pascale Langrand, architecte de la salle qui accueillait l’installation pour l’exposition de Saragosse.
George Frederic Handel, Agrippina, Bernard Deletre, Jean-Claude Malgoire et la Grande Écurie et la Chambre du Roy, Dynamic 2004.