Thierry Fournier, Ce qui manque, catalogue, La Panacée, 2014
Le projet de l’École de la Panacée que Franck Bauchard m’a proposé de concevoir et coordonner pour sa saison inaugurale invite des étudiants en licence 3 (Communication, médiation et multimédia et Licence professionnelle concepteur réalisateur audiovisuel). Son enjeu est de proposer une expérience de l’art pendant une saison, dans une approche centrée sur la notion de transmission.
On se situe dans ce contexte particulier d’étudiants qui abordent l’art en dehors d’une école d’art, que je connais pour l’éprouver à Sciences Po ainsi qu’à l’École nationale supérieure d’art de Nancy, où les « ateliers de recherche et création » s’adressent aux étudiants de trois écoles au sein du dispositif Artem. La comparaison s’arrête là car leurs objectifs sont différents, ces deux expériences visant la création de projets par les étudiants. On y retrouve néanmoins un enjeu commun : celui d’inventer des situations de partage d’une démarche en art, en essayant d’inviter à la compréhension des processus de création d’œuvres sur des durées limitées. Par leur caractère atypique, ces expériences donnent à penser?: elles instaurent une situation d’altérité qui est déstabilisante et riche de sens pour tous.
J’ai proposé que cette année soit consacrée à un « atelier de curatoriat » accueillant trois artistes et aboutissant à la création d’une exposition collective. Les étudiants ont été confrontés à l’ensemble des étapes de création de trois œuvres et d’une exposition?: discussions sur les concepts initiaux, accompagnement des artistes pendant trois résidences au cours desquelles chacun-e d’entre eux a créé son œuvre in situ, conception de la scénographie et réalisation de l’exposition, documentation et publication d’une édition.
On pourrait employer plutôt ici le terme « école de l’art » : à la différence évidente d’une école d’art, il s’agit ici d’éprouver pendant un moment limité une relation intensifiée avec des pratiques d’artistes?: en ressentir les tensions, les enjeux, les pratiques, l’organisation quotidienne, l’émergence des idées, la difficulté des choix… Les collaborations et échanges avec les étudiants (et leurs enseignants) se sont ainsi déployés à de multiples niveaux, selon les situations de chacun.
Enfin, l’ensemble revêtait une dimension expérimentale important, du fait du caractère inédit du projet. On peut souhaiter que le dispositif soit à l’avenir explicitement intégré dans leur cursus, ce qui impliquerait d’autres enjeux et faciliterait évidemment leur disponibilité.
Ce projet invite ainsi à une expérience partagée entre étudiants, artistes invité-e-s et curateur, dans une logique de recherche-création. Il entretient un rapport étroit avec des projets curatoriaux que j’ai déjà menés comme Pandore, Conférences du dehors, Fenêtre augmentée, Cohabitation. Sous des formes diverses, tous proposent un protocole accueillant des interventions pluridisciplinaires s’exerçant par la pratique autour d’un objet commun. Je poursuis à travers ces projets une démarche que je qualifierais d’interactionnelle : des situations d’actions et d’intersubjectivités qui aboutissent à des objets interrogeant eux-mêmes des notions collectives : l’écoute, le paysage, l’engagement, la surveillance, le flux…
Le titre Ce qui manque propose d’ouvrir un champ délibérément large qui s’intéresse à la mise en évidence d’enjeux collectifs liés aux utopies. Face à une situation contemporaine de « post-démocratie » et la prise de pouvoir sur la culture par les industries, se dessine un enjeu d’expression des conditions permettant l’émergence de projets collectifs, en dehors des logiques marchandes. Il s’agit à la fois de désir, de tensions productives entre individus et communauté et de possibilité d’envisager les formes d’un monde commun en dehors des formes du positivisme ; cette phrase peut s’adresser à tous.
J’ai choisi d’inviter quatre artistes dont un binôme (Armand Behar, Laura Gozlan, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin) qui abordent tous, sous des formes différentes, la question des représentations collectives : la formation de narrations collectives autour d’une utopie pour Armand Behar, la confrontation de fictions scientifiques et cinématographiques traitant de l’augmentation de l’homme chez Laura Gozlan et enfin les recherches sur l’intelligence en réseau et le contrôle chez Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon.
Ces trois démarches résonnent entre elles de manière importante ; elles ne figurent jamais littéralement des situations d’utopies mais soulèvent, chacune à leur manière, les enjeux de son émergence et les fictions qu’elle suscite. Armand Behar poursuit ici son projet unique Histoire d’une représentation en mettant en scène les éléments d’une commémoration à l’adresse de « ceux qui sont passés dans l’image » : une figure d’utopie mais aussi de solitude, qui renvoie à la condition contemporaine. Avec Remote Viewing, Laura Gozlan convoque des figures de films de genre où érotisme et paranormal évoquent des communications mentales à distance?; irriguant un ensemble d’objets par la lumière d’une vidéo, l’œuvre évoque la possibilité d’un laboratoire pour ces expériences. Enfin, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin proposent par une maquette et une vidéo un univers où le monde animal réinvestirait un data center déserté : ultimes signes d’un World Brain en voie de mutation vers d’autres formes. À travers des registres différents, ces trois œuvres proposent ainsi des figures de seuils, où la relation entre l’homme et son environnement serait prête à basculer vers des formes inconnues.
Chaque artiste a été invité à créer son œuvre à La Panacée pendant une semaine de résidence, accompagné par un groupe d’étudiants et moi-même. Les trois pièces se déploient dans une même salle et dans une disposition chronologique. J’ai proposé aux artistes de s’emparer librement d’un élément minimal de display commun formé par des estrades en peuplier au format d’une palette. À la fois scénographie et support, ces éléments modulaires accueillent et supportent les stratégies spatiales des artistes. Utilisés comme plateau, table ou socle, ils jalonnent l’espace et suggèrent des relations possibles entre les œuvres.