Disparition du Dicréam : il faut soutenir les arts numériques

Ce texte vise à continuer le débat sur le Dicréam. Il interroge les enjeux et les raisons de sa suppression. Il propose un travail commun des artistes concerné·es (arts visuels et spectacle vivant) pour demander la réouverture d’un dispositif de soutien.

On assiste à un bouleversement majeur du soutien public aux arts visuels et au spectacle vivant qui travaillent avec le numérique : le CNC (Centre National de la Cinématographie) a supprimé cet été le DICRéAM (Dispositif pour la Création Artistique Mutimédia et numérique), principale instance qui soutenait ces formes de recherche, pour le remplacer par une commission Art immersif, dirigée par… Jean-Michel Jarre et ayant pour mission « d’appeler la filière à investir le métavers » – dans une formule directement inspirée des mots d’ordre de Facebook.

Cette rupture très forte s’est effectuée sans jamais consulter les personnes concerné·es : artistes, critiques, curateurs·trices, compositeurs·trices, metteurs·euses en scène, réalisateurs·trices, chorégraphes… Elle va gravement affecter aussi, par un très prévisible effet de domino, tous les festivals, expositions, théâtres, lieux de spectacle, agences de production, concernés par ces formes.

La commission DICRéAM avait été créée en 2001 pour soutenir toutes les formes artistiques menant des recherches avec le numérique, aussi bien en arts visuels qu’en spectacle vivant, théâtre, danse, opéra… Elle a été créée, financée et menée conjointement par le CNC et le Ministère de la Culture, à laquelle participaient des représentants des deux structures ainsi que (depuis 2012) des artistes, critiques, commissaires, producteurs·trices… Sa dotation était de 1 million d’euros annuels, apportés (les dernières années) à 25 % par le Ministère de la Culture et 75 % par le CNC.

Cette commission a été très opérante : depuis 20 ans, le DICRéAM recevait autour de 300 dossiers par an et en soutenait jusqu’à une centaine en développement (recherches préalables à une production), production ou diffusion, avec un soutien financier qui pouvait aller jusqu’à 50% de leur budget : de quelques milliers d’euros pour les aides au développement, jusqu’à environ vingt mille en production pour certains spectacles.

Son fonctionnement n’était bien sûr pas exempt de défauts, mais son rôle était donc crucial pour mener des expérimentations (et aussi, par conséquent, pour rémunérer les artistes et les intervenant·es pendant ces phases). Pendant deux décennies, elle a ainsi accompagné de manière vivante l’évolution des démarches critiques et des expérimentations de l’art vis-à-vis du numérique : œuvres interactives ou génératives, intelligence artificielle, post-numérique, écologie de l’attention, réseaux sociaux…

Une nouvelle commission qui n’a plus rien à voir avec les arts numériques

Mais désormais, l’expérimentation artistique numérique ne sera plus soutenue par cette commission « Art immersif » que si elle investit exclusivement le champ de la réalité virtuelle (et même plus restrictivement encore celui du « métavers »), ce qui est une réduction incroyable de l’imaginaire, des pratiques, de la vision critique de l’art et du champ des possibles.

Beaucoup de choses sont vraiment problématiques dans cette évolution :
– Le soutien exclusif alloué ainsi par des fonds publics à un modèle privé explicitement promu (pour ne pas dire détenu) par Facebook et les GAFAM
– La réduction supposée des recherches en arts numériques au seul format spectaculaire et techniciste du métavers, déjà dépassé avant même d’être advenu
– La surdité aux évolutions et aux prises de consciences actuelles du monde de l’art (qui vont aujourd’hui dans une direction radicalement inverse) pour privilégier un modèle climaticide et extractiviste, à coup de smartphones dernier cri, casques, 5G et data centers (1)
– Une orientation à rebours de toutes les démarches critiques actuelles sur les logiques de captation de l’attention, pour privilégier au contraire (et même revendiquer fièrement) celles de l’immersion.

Et en effet, au jury de cette commission ne se trouvent plus d’artistes visuels, seulement une chorégraphe – exception qui confirme la règle. Y siègent surtout : des producteurs de VR, entrepreneurs en création numérique, directeurs·trices de l’innovation, consultants en expérience utilisateur, distributeurs VR, etc, etc. Voici le paysage et la filière dont parle le CNC : tous les échelons de production de la réalité virtuelle.

Une des conséquences directes est aussi qu’un projet présenté par des artistes plasticien·nes ou du spectacle vivant ne pourra pas être examiné avec les bonnes compétences par des jurys appartenant exclusivement au monde du jeu et de la VR : leurs enjeux ne sont absolument pas les mêmes, sans parler de leurs approches budgétaires sans commune mesure. Il serait totalement illusoire de prétendre que les projets précédemment soumis au Dicréam pourraient être correctement évalués et suivis dans ce cadre.

Le rôle du Ministère de la Culture

Plus encore, on comprend en voyant la composition de cette commission que le Ministère de la Culture n’en fait tout simplement plus partie. On peut donc raisonnablement en conclure qu’il s’est désengagé du DICRéAM, quand bien même sa suppression et la création de cette nouvelle commission semblent plutôt être du fait du CNC.

On peut certes imaginer que la différence très importante de dotation au DICRéAM entre le Ministère de la Culture et le CNC (les 75 / 25 %) aura incité ce dernier à reprendre les rênes dans le sens qui lui convient, celui des industries culturelles. Un rapport sur le DICRéAM avait pourtant déjà été produit en 2015 par MM. Pascale Bayaert et Serge Kancel pour l’Inspection Générale des Affaires Culturelles, au moment même où des observateurs faisaient état de tensions quant aux investissements respectifs des deux institutions. Ce rapport concluait au « rôle crucial du DICRéAM dans les phases de recherche, constituant un levier essentiel pour l’exploration des liens entre technologies et dramaturgie / écriture ». Mais c’était en 2015… Et on peut imaginer que si le Ministère n’a pas accompagné ensuite ces paroles d’un investissement plus important, alors il est probable que la logique de filière professionnelle du CNC ait finalement pris le dessus.

Donc pour dire les choses autrement, si le Ministère n’y est plus, que fait-il désormais ? On peut espérer qu’il n’ait pas confondu les multiples formes de recherche numérique de l’art et du spectacle avec le seul champ de la VR. Comment envisage-t-il alors de continuer à soutenir ces formes et que propose-t-il pour ces champs de recherche (en dehors de son intérêt tout récent pour les NFT – alors que ce format lui-même est sérieusement remis en question depuis quelques mois par des chercheurs internationaux (2) ? Comment envisage-t-il de soutenir les créations numériques tout en préservant leur diversité d’approches, et encore une fois aussi bien pour les arts visuels que pour le spectacle vivant ? Et qu’en est-il du CNC ?

Car une fois de plus, cette disparition du DICRéAM aura une incidence très grave pour tous les artistes plasticiens et de spectacle vivant qui expérimentent avec le numérique en France. Il appartient donc plus que jamais à tous les acteurs (artistes, critiques, curateurs·trices mais aussi compositeurs·trices, metteurs·euses en scène, réalisateurs·trices, chorégraphes…) de faire entendre auprès des pouvoirs publics la nécessité vitale de soutenir cette expérimentation des enjeux et des formes liés au numérique, en arts visuels comme en spectacle vivant.

On sait d’expérience que le monde des arts visuels est très atomisé et peu enclin aux mobilisations collectives ; cette communauté de préoccupation avec le monde du spectacle peut peut-être lui conférer davantage de cohésion, et d’autres publications et pétitions actuels peuvent y contribuer (3).

Mais il faut en tout cas, absolument, aujourd’hui, rencontrer le Ministère de la Culture et le CNC pour proposer la préservation ou la recréation de ce dispositif. Il en va de l’ambition et de la survie de tout un domaine de l’art, dans lequel la France était jusqu’à présent en première ligne du soutien à l’expérimentation et à la recherche.

Thierry Fournier
12 septembre 2022

Artiste plasticien et commissaire d’exposition, enseignant en art, ancien membre de la commission du DICRéAM en 2012 et 2013.

Notes

(1) Peu après l’annonce du CNC paraissait le 13 septembre 2022 cette tribune sur le site Bon Pote signée par des dizaines de studios, créateurs, développeurs, experts et entrepreneurs de jeux vidéo, refusant de travailler dans le dispositif du Métavers, au motif de son caractère particulièrement climaticide : Métavers : les studios alertent sur son impact environnemental

(2) Deux rapports américain et français convergent : acheter un NFT, c’est acheter du vent, Raphaëlle Karayan, L’Usine Nouvelle, 24 août 2022, dernière consultation le 5 septembre 2022 :

(3) Une pétition a aussi été créée par l’artiste Grégory Chatonsky pour réagir à cette situation : https://www.change.org/p/des-arts-num%C3%A9riques-au-m%C3%A9tavers-sur-la-disparition-du-dicr%C3%A9am