La Lettre volée

Thierry Fournier
Citations de Ingrid Luquet-Gad, J. Emil Sennewald et Marion Zilio
Paru dans Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard, collectif, Vladimir Demoule et Marie Koch (dir), Maison Populaire de Montreuil, Scala, 2016

Ce texte correspond à un moment de pivot : en même temps qu’il préface le catalogue Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard, il achève un processus de collaboration mené sur ce projet en 2016 avec ses deux commissaires, Vladimir Demoule et Marie Koch. J’ai coordonné trois rencontres publiques à la Maison populaire qui accompagnaient chacune des trois expositions du cycle, en invitant chaque fois un·e critique pour débattre des enjeux du projet et des œuvres : Marion Zilio, puis J. Emil Sennewald et enfin Ingrid Luquet-Gad . Le fait d’accompagner ainsi toute une saison curatoriale comme regard extérieur et « discutant » constituait une expérience singulière, eu égard à ma pratique d’artiste et de commissaire. C’est donc à ce titre que j’interviens : non pour formuler une approche critique globale mais plutôt pour proposer un faisceau de réflexions sur ce projet, alimentées par les échanges avec nos invité·e·s, en citant au fil du texte certaines de leurs interventions.

Le projet de Vladimir Demoule et Marie Koch tire son titre de celui d’une conférence donnée par Philippe K. Dick en 1978 : Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard. La phrase annonce d’emblée l’abandon de la modernité et la pluralité de mondes qu’elle convoque, ainsi que le rôle central joué par les relations entre réel et fiction, abordées ici dans le contexte d’une condition numérique généralisée – quels que soient les formes et les médiums des œuvres. La lecture de cette conférence montre en outre la conscience aigüe qu’avait l’écrivain du rôle politique de la fiction : « Nous vivons dans une société où de fausses réalités sont mises en œuvre par les médias, les gouvernements, les grandes entreprises, les groupes religieux et politiques (…). La question que je pose à travers mon écriture est donc : qu’est-ce que le réel ? Car nous sommes sans cesse bombardés de pseudo-réalités mises en œuvre par des entités avisées, utilisant des dispositifs électroniques extrêmement sophistiqués. Je ne me méfie pas de leurs mobiles : je me méfie de leur pouvoir, car il est très étendu. C’est le pouvoir incroyable de créer des univers, des univers de l’esprit. Je dois le savoir – et je fais la même chose. C’est mon travail de créer des univers, roman après roman. Et je dois le faire de telle sorte qu’ils ne s’effondrent pas deux jours plus tard . » Comme le relève Marion Zilio à propos de l’exposition Simulacres, « la construction de réels pluriels est évoquée ici comme une résistance à la linéarité de l’Histoire et au grands récits politiques et industriels, dans une possible réappropriation face aux pouvoirs psychologiques qu’ils mettent en œuvre ». Ingrid Luquet-Gad rappelle que cette vision d’une fiction multiple et résistante « accompagne les théories du post-modernisme qui lui sont contemporaines – notamment celles de Fredric Jameson – à une époque où la sphère entière de la nature a été culturalisée du fait de l’extension du capitalisme. »

Quarante ans plus tard, alors que l’évolution mercantile du web a confirmé ces rapports de force, certains grands récits de science-fiction sont convoqués à nouveau pour imaginer d’autres possibles. La perspective d’une liberté ne s’inscrit plus alors dans le futur, ou dans le temps linéaire du progrès et de la modernité – mais dans la coexistence de formes plurielles : espaces, temporalités, régimes d’existence, perceptions, entropies, genres… Le terme « d’espace-temps » qui avait été proposé par la Maison populaire pour l’appel à projets de cette saison curatoriale a été pris au pied de la lettre par les deux commissaires, en prenant acte des multiples interactions entre théories scientifiques, philosophie et art contemporain – notamment la physique quantique et les diverses approches du réalisme spéculatif. Le titre même du cycle ouvre à une réflexion sur la construction de ces univers fictionnels, sur leurs modalités de coexistence et les pistes qu’ils ouvrent. Chacune des trois expositions est annoncée par un terme générique (Simulacres, Relativités, Entropies) qui ne définit pas pour autant un programme conditionnant l’interprétation des œuvres, mais propose plutôt une question commune qui les laisse libres d’inventer leurs propres pistes. En outre, le fonctionnement spécifique du centre d’art de la Maison populaire, traversé par de nombreux publics pour d’autres activités, est pris en compte par les commissaires : chaque œuvre peut être abordée de manière isolée ou par l’ensemble de l’exposition, permettant à chaque visiteur·euse d’élaborer sa propre fiction.

La première exposition s’intitule Simulacres. Si le terme semble très caractéristique du post-modernisme et notamment de Jean Baudrillard , il évoque ici plus largement des œuvres qui instaurent des réalités tout en proposant d’en éprouver les limites – à la différence d’une fiction, on pourrait dire ainsi que le simulacre a pour caractéristique de se signaler en tant que tel. Ainsi, Joe Hamilton met en scène sa vision d’internet en même temps que les processus d’image qui concourent à sa réalisation ; The LP Company produit des collections constituées par les éléments qui accompagnent un disque (pochettes, textes…) mais dont les enregistrements eux-mêmes sont absents ; Colleen Flaherty & Matteo Bittanti rejouent dans un jeu vidéo la performance Following Piece de Vito Acconci (1969) qui consistait à suivre des anonymes dans la rue ; Harun Farocki questionne la promesse d’effectivité et de réalisme des jeux vidéo en testant sans cesse les limites de leurs univers ; Davey Wreden propose la version désactivée d’un jeu dans lequel un narrateur expose en réalité les affects du développeur ; Côme di Meglio et Eliott Paquet produisent une expérience déconstruisant le contrat immersif de la réalité virtuelle, Eva Chettle produit une muséographie d’êtres hybrides… Marion Zilio relève que « ces œuvres mettent en jeu la prévisibilité et l’imprévisibilité de leurs dispositifs et de leurs programmes, qui constituent une modalité essentielle de leur proposition ». Un de leurs points communs est notamment d’utiliser des formes que les industries culturelles s’efforcent de rendre les plus intégrées et immersives possibles (industrie musicale, jeu vidéo, réalité virtuelle…) et d’en proposer des versions parfois incomplètes ou dysfonctionnelles, ou dont les limites sont données à percevoir pour proposer des visions critiques.

La deuxième exposition convoque le terme de Relativités et explore avec cette notion les relations entre conscience, espace et perception. Au-delà des définitions scientifiques du mot, elle met en jeu des processus de transmission et de réception. On peut notamment citer le Déjeuner sous l’herbe de Daniel Spoerri, avec son banquet dont les restes ont été enterrés en 1983 en prévision de fouilles archéologiques (partiellement réalisées en 2011 puis en 2016), qui convoque les termes mêmes de la construction d’un récit. Comme le décrit J. Emil Sennewald, « on a ici un événement, puis son récit, qui se transforme en mythe, l’objet et le temps prenant une forme spécifique au moment même de sa révélation ». Ici, la notion de relativité rejoint celle de simulacre, ouvrant une réflexion sur l’évolution des sociétés et leur devenir. Il en va de même de la pièce de Matthias Pasquet et de son travail sur les mémoires intimes, collectives et sociales ; de Pierre-Laurent Cassière, chez lequel la perception combinée de vibrations et d’une image nous invite à en déduire l’existence d’un phénomène sans le percevoir en tant que tel ; de Malachi Farrel qui semble évoquer un traumatisme individuel ou collectif mais sans en fournir de description explicite ; d’Irene Fenara exposant des photographies de galaxies en mettant en jeu la temporalité spécifique de leur médium, d’Alix Desaubliaux et de son bot en forme d’oracle, de Maxime Damecour ou Flavien Théry et de leur travail sur la perception d’espaces-temps par la lumière… L’exposition fait ainsi coexister des temporalités extrêmes : de plusieurs années-lumière à des durées imperceptibles provoquées par des phénomènes physiques – en passant par le temps long de l’Histoire et les temporalités individuelles. Les œuvres elles-mêmes font coexister des réalités différentes. Souvent, elles évoquent un point aveugle – soit que leur dispositif en entrave la perception, soit qu’il survienne ailleurs ou dans une autre temporalité. Le cœur d’un récit reste caché ; nous en percevons des traces sans pouvoir en décoder toutes les sources.

L’exposition Entropies aborde pour sa part de multiples formes de désorganisation des systèmes. Ingrid Luquet-Gad évoque à son propos Fredric Jameson, contemporain de Jean-François Lyotard, qui pense le post-modernisme dans son incidence sur la sphère culturelle : mondialisation du marché – comme l’appropriation des œuvres occidentales par la Chine qu’évoque l’œuvre de Miao Xiaochun ou le monde clos en modèle réduit de Nandita Kumar ; hégémonie d’une économie post-fordiste s’appuyant sur des objets culturels déjà existants, comme David Delruelle qui utilise des photos de famille comme objets trouvés ou la fétichisation des empreintes de Thomas Tronel-Gauthier ; relation entre art et technologie avec Pierre-Jean Lebassacq élaborant une dérive au sein de dispositifs de géolocalisation, Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand, ou Félicie d’Estienne d’Orves mettant en jeu des temporalités inaccessibles à la perception humaine, Emilie Pitoiset instaurant la perte progressive d’un message à travers la dégradation de son médium, etc. « Ces trois questions sont réunies dans l’exposition. Jameson considère que l’influence du capitalisme se traduit dans l’espace et l’aborde à travers la notion de cartographie cognitive. Là où l’humain peut refaire sens dans un contexte complètement nivelé par le capitalisme, c’est justement par une nouvelle approche du sujet en tant que navigateur au sein de ces ensembles de signes, qu’il reconfigure délibérément par son expérience individuelle ». L’œuvre de Pierre-Jean Lebassacq montre cette position du sujet dans un monde complètement numérisé, « comme le détective dans les romans de Chandler » – ou comme la fiction sonore de Floriane Pochon et Alain Damasio, présentée pendant toute la saison, qui se déploie sur un parcours dans l’environnement urbain d’un parc de Montreuil. Le naturel et le culturel étant rendus au même plan, il s’agit donc moins de penser un monde humain et un monde hors de l’humain, mais plutôt de se projeter dans plusieurs univers parallèles au nôtre. « C’est le point de départ de la pensée spéculative : on ne peut pas connaître le monde en soi. Le grand postulat des théories structuralistes était de se consacrer au langage et aux relations sociales – ce qui ressort de l’humain, en laissant les phénomènes naturels aux scientifiques, ce qui découle de la pensée de Kant selon lequel l’accès aux phénomènes naturels était toujours possible à travers les catégories du temps et du langage. La philosophie spéculative prend le contre-pied de ce corrélationnisme : ne pas pouvoir connaître les phénomènes en soi ne nous empêche pas d’amorcer une trajectoire imaginaire vers ces mondes et d’essayer de les penser ». La perspective unique de la pensée classique et du modernisme a été supplantée par de multiples points de vue individuels qui désignent une même réalité, sans nécessairement communiquer entre eux – et relatifs à des phénomènes auxquels la perception humaine n’a pas forcément accès. « Si l’on essaie de penser un monde ou les lois de la science n’auraient plus cours, on doit alors essayer de penser un chaos organisé, à partir d’une mesure qui ne serait pas nécessairement individuelle ».

Pour conclure en rebondissant à ce propos sur un échange avec J. Emil Sennewald, ces trois expositions provoquent un lien très fort avec la notion de connaissance ; non pas qu’elles transmettent des connaissances de manière didactique ou qu’elles en produisent, mais mettent en scène un grand nombre d’œuvres « qui reposent sur une notion de connaissance, elle-même liée à la notion de croyance, tissant alors un lien permanent entre savoir et fiction » – comme pourrait le suggérer ironiquement l’oracle philosophique d’Edouard Sufrin, installation présentée pendant les trois expositions. « Les sciences dures se sont longtemps basées sur ce qui était visible et observable, la physique quantique ayant ensuite montré que le visible n’est plus le critère exclusif de ce qui existe. Plusieurs œuvres jouent ainsi avec la relation entre le visible et l’invisible, ou – pourrait-on dire – avec la tromperie du visible ». Or cette notion de visibilité est inhérente à la notion d’exposition : comme dans La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, ce que nous montrent les œuvres de Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard est précisément ce que nous ne voyons pas – tout en l’ayant sous les yeux.

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Ingrid Luquet-Gad est critique d’art et journaliste. Membre d’AICA France, elle collabore régulièrement avec les revues Art Press, Les Inrocks et I.D.
www.cargocollective.com/ingridluquetgad

J. Emil Sennewald est critique d’art et journaliste, membre d’AICA France. Docteur en philosophie, il enseigne à l’École Supérieure d’Art Clermont-Métropole et co-coordonne le groupe de recherche EnsadLab Displays (Ensad / PSL).
www.weiswald.com

Marion Zilio est critique d’art et commissaire d’expositions indépendante, membre d’AICA France et de C-E-A (Commissaires d’Expositions Associés). Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et mène des recherches à l’Université Paris 8. Elle est directrice de la YIA Art Fair (Young International Artist) en 2016.
www.marionzilio.com

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Photographie : Miao Xiaochun, Restart, 2008