Luc Larmor – L’Intelligence du geste

Luc Larmor

In Step to step, catalogue d’exposition, Presses de l’École des Beaux-arts de Rennes, 2009

Luc Larmor | Step to step, l'intelligence du geste

Questionner le comportement du spectateur, plus précisément se demander comment son attitude peut « faire forme » et s’intégrer pleinement dans une démarche de création, voilà le champ de réflexion que je me proposais d’ouvrir lorsque je me suis tourné vers Thierry Fournier.

Différents moments pédagogiques s’articulent dans un Atelier de recherche et création (ARC). D’une manière non chronologique et générale, on peut dire qu’il s’agit de proposer aux étudiants d’acquérir objectivement des savoir-faire et des compétences directement utilisables dans leurs projets de création. Parallèlement, il s’agit de leurs communiquer les outils méthodologiques qui leurs permettront de développer une pratique plastique. Le tout fondé naturellement sur des phases d’apprentissage, mais également basé sur des rencontres, sur des projets collectifs, des échanges avec d’autres étudiants, avec les enseignants, avec d’autres lieux partenaires. Un moment privilégié et particulièrement fort ponctue et émaille la vie d’un atelier de recherche et création en art : la présence d’un artiste invité, autour d’une proposition de création et/ou d’un atelier d’expérimentation.

La rencontre avec un artiste est évidemment quelque chose d’unique. Une aventure qui, à chaque fois, renouvelle le cadre de l’atelier, marque de son empreinte un groupe d’étudiants, alimente les discussions et les pratiques, revisite la nature même des relations des uns avec les autres bien après le passage de l’artiste.

Lorsque Thierry Fournier, en réponse à mon invitation, a commencé à faire devant moi, très simplement alors que nous étions à son domicile, devant une tasse de café, le croquis intentionnel et le schéma pratique de sa proposition de création, j’ai été spontanément attiré par la place que semblait prendre l’espace à ses yeux. D’emblée, un seul point de rencontre entre l’image, le son et le spectateur. Un lieu de présence, vue l’apparente simplicité du dispositif matériel et interactif. Un lieu non pas de réduction réflexe (interactif) du corps, ou d’atomisation complexe voire robotique du geste, mais un lieu de représentation. Une consigne simple pour mettre le spectateur en relation avec le dispositif, basée sur la nécessité du geste, élément principal de l’œuvre, qui en permet l’appréhension et aussi le dépassement. L’esquisse impressionnante d’un espace vide, sans raison apparente en dehors d’une gestualité, d’une implication définitoire du corps du visiteur, qui devient, physiquement et de façon interpersonnelle, voire sociale (cet aspect du travail de Thierry Fournier se révèlera à moi plus tard, lorsque Step to step vivra réellement au sein de l’école des Beaux-Arts de Rennes) l’espace même (au sens perceptif) de l’installation.

De plus, la proposition de Thierry Fournier ne semblait pas s’appuyer sur le déploiement d’une technologie matérielle et informatique lourde et imposante. Mon point de vue ici est celui de l’enseignant, qui ne veut pas voir l’espace de son atelier de création transformé en laboratoire informatique, cantonné à des questions de choix logiciels ou de réglages matériels. Il ne faut pas se méprendre sur le sens de mes paroles. Concevoir une installation interactive, réclame à l’évidence, des compétences et un savoir-faire techniques et numériques indéniables. Ce que je veux simplement dire, c’est que les solutions technologiques sont relativement nombreuses et interchangeables finalement (du fait même de l’obsolescence des machines et des versions successives des logiciels qui les commandent), alors que le regard du créateur, la démarche de l’artiste, son expertise et son univers de création sont uniques, fascinants à découvrir et côtoyer au quotidien, au cœur même de l’aventure que représente la création in situ d’une œuvre. Par ailleurs, maintenir strictement la technologie dans le cadre pratique des seuls moments d’expérimentation permet de bien faire la part des choses entre ce que l’artiste veut convoquer et solliciter dans l’œuvre, et les moyens plus ou moins contingents et ingénieux qu’il est amené à retenir pour concrétiser et supporter ses intentions. Moyens dont la nature contextuelle confère une portée toute locale en regard des enjeux de la création.

À ce niveau-là aussi, la démonstration à laquelle Thierry Fournier nous a conviés, sans omettre toute la chaleur de son humanité et un brin d’humour, fut magistrale. Les choses se sont d’ailleurs mises en place très naturellement dans l’atelier Espaces sonores et immersion. Et dès les tous premiers instants, j’ai senti que par sa présence, Thierry Fournier, par-delà la création elle-même, allait pleinement investir l’espace méthodologique et notionnel de l’atelier, et procurer aux étudiants une expérience enrichissante, faite d’échanges, de questionnements, d’observations et de sollicitations. Méthodologiquement, Thierry Fournier a abordé son propre projet de création d’une manière véritablement matricielle, nous conviant pratiquement à participer d’une démarche que je qualifierais globalement de « transversale et multiforme ». Et ceci dans le sens d’une profonde et solide approche pluridisciplinaire qui nous a finalement plongés, en complète résonance avec l’avancement du projet (et l’apparition des difficultés), au cœur de problématiques aussi diverses et soudaines que la programmation informatique, la diffusion sonore, la diffusion vidéo, la scénographie, la technologie de la captation, la fabrication des différents éléments inhérents à l’installation, et, surtout, moment précieux, l’articulation de tous ces vecteurs expressifs et perceptifs, au sein d’un processus artistique d’une grande rigueur (vision précise de l’interdépendance des éléments constituants de l’œuvre, conception dynamique et ouverte de l’articulation globale du dispositif, approche tantôt historique, tantôt analytique des fonctionnalités, des couches structurelles propres à la création et de leurs liens, souci de la lisibilité et de l’intégration des éléments non essentiels, mise en perspective continuelle des choix pratiques et de leurs conséquences), afin d’engendrer un dispositif « d’une seule pièce », débarrassé de tout ce qui pourrait créer des tensions superflues voire perturbantes dans le dispositif proposé au public.

In situ, Step to step a vu s’exercer une pratique, physique, identifiée comme telle dans la mise en œuvre de gestes se déclinant sur des modes variés et une énergie toujours renouvelée, dépassant et de loin une simple (et commune) phase exploratoire. Installation vidéo et sonore catalysant rencontres, échanges, dialogues, envies de bouger et de participer, collectivement le plus souvent, Step to step a été décrite presque unanimement comme une expérience « chorale » dans l’instant vécu, mêlant l’altérité du corps, une communauté de mouvements (plus ou moins imitatifs) et le temps qui passe, alors que seul le geste en qualifie la perception.