Être confronté aux sculptures de Manon Nicolay conduit en premier lieu à se poser la question de leur génèse, de l’événement et du geste qui les a produit, de son échelle ou de sa temporalité. Par extension, on peut même s’interroger sur le corps qui les aurait agencés ainsi : quelles sont ses dimensions et ses pouvoirs, comment a-t-il pu délicatement installer un capot de voiture comme une aile de papillon argentée, un poteau et ses fers comme la pointe d’un crayon, une tringle de fer coupante de cinquante kilos comme un léger fil en apesanteur ?
En effet, les éléments qui composent ces sculptures sont tous dangereux : par leur poids, leur contondance, ils pourraient blesser quiconque les manipulerait sans la force et les protections nécessaires : fers à béton, pare-brises, verre feuilleté, fragments de carrosserie, vérins métalliques, etc. Certains sont des « objets trouvés », mais un grand nombre aussi sont issus de décharges ou de casses automobiles. On imagine Manon Nicolay fouiller dans les dépôts, négocier les épaves avec les ferrailleurs – mets-moi de côté ces deux pare-brises s’il te plaît. On suppose alors que ce moment de recherche et de glanage fait partie intégrante du travail, comme une temporalité de pensée et de regard sur ces éléments bruts pour envisager leur devenir. En effet, même si leur aura est évidemment importante, ces objets ne sont pas convoqués pour leur beauté mécanique ou leur plasticité industrielle, mais bien pour la transformation dont ils ont déjà fait (ou vont faire) l’objet : soit qu’ils ont déjà été cassés ou déformés avant d’être récupérés, soit que la sculpture elle-même vise à les déplacer de leur fonction initiale.
L’artiste les destine alors à de nouveaux rôles, de nouvelles figures, elle les associe entre eux de manière inédite. Plutôt que d’objets, on pourrait plutôt parler d’éléments : un fer à béton employé dans une sculpture n’y apparaît plus (seulement) en tant que tel, mais aussi en tant que figure graphique, ou dessin dans l’espace.
La transformation produite par Manon Nicolay a également ceci de particulier qu’elle fait s’adosser les éléments les uns aux autres pour – littéralement – les faire tenir debout, par exemple dans les sculptures Impending (photo) ou Phases. Et c’est aussi parce que ces figures tiennent ensemble, deviennent interdépendantes, que leur perception est transformée : là où un élément de construction ou de carrosserie se caractériserait par sa solidité ou sa force autonome, la manière dont la sculpture le rend lié à un autre lui confère une fragilité et même une individuation.
En termes historiques, ces sculptures sont traversées parfois par une ombre de Richard Serra (le jeune dangereux, plus que le tardif monumental) ; on pourrait aussi penser à certaines œuvres fondées sur le recyclage. Mais le geste est beaucoup plus global et tranchant, peu attaché à la qualité visuelle des objets eux-mêmes. C’est davantage une filiation punk qui s’exprime dans cette convocation esthétique d’un possible désastre, d’un monde où affleure l’effondrement, évoquant des violences aussi bien intimes que collectives. Ainsi, si une référence à la sculpture moderne avait pu nous traverser un instant, elle serait d’emblée dissipée par le caractère résolument post-industriel de ces œuvres : c’est aussi avec ce qui a disparu du modernisme que Manon Nicolay édifie ses vacillants châteaux de cartes.
En effet, ce qui était le monde bien solide (pour ainsi dire patriarcal et techniciste) des poteaux, des dalles, des portes et des voitures est cassé et désarçonné pour être déplacé et retourné par l’artiste. De la même manière, en parallèle des sculptures, les dessins de Manon Nicolay élaborent une architecture silencieuse qui échappe à la violence et à la matérialité des matériaux initiaux qu’ils représentent. Ils les transcendent en leur conférant une nouvelle légèreté. Là où les sculptures dissolvent la pesanteur par leur dessin dans l’espace, les dessins eux-mêmes la transforment en opacité et en lumière.
Alors, tout près de ces œuvres, l’image de danger qu’elles suscitent se transforme : ces objets ne nous blesseront pas. On imagine plutôt une main hors d’échelle assemblant des déchets contondants avec une grande délicatesse, presque comme un oiseau assemble des brindilles. On ne voit pas l’effort, le corps littéral de l’artiste, costaude ou pas, peu importe – on en imagine un autre, celui-là plutôt métaphorique, qui s’adresse au corps des spectatrices et spectateurs. Ainsi, au lieu d’évoquer une catastrophe, ces sculptures et ces dessins révèlent au contraire la quête d’un fragile point d’équilibre, comme si à travers ses sculptures et ses dessins Manon Nicolay cherchait un langage pour prendre soin délicatement du danger qui nous entoure.
Thierry Fournier, Aubervilliers, février 2021
Image : Manon Nicolay, Impending, 2019