Pour un soutien du Ministère de la Culture à l’expérimentation numérique en art

Ce texte fait suite à une première tribune que j’avais publié le 15 septembre 2022 à propos de la disparition du DICRéAM.

Après avoir échangé avec plusieurs personnes concernées, j’appelle ici à la re-création d’une aide pour l’expérimentation numérique en art par le Ministère de la Culture, et à son élaboration collective. J’interviens à titre individuel, en tant qu’artiste, curateur et enseignant, très souvent confronté aux nécessités de soutien des projets en art, notamment des jeunes artistes. Familier des questions liées au numérique en arts visuels, j’ai siégé 2 ans à la commission DICRéAM. Intéressé de longue date par les enjeux d’économie de l’art, j’ai aussi co-créé et co-animé le groupe Économie Solidaire de l’art jusqu’en 2019.

Ne pas limiter les aides à l’image animée

La suppression en 2022 du DICRéAM (seule aide du Ministère de la Culture et du CNC à la recherche numérique en art et spectacle vivant) au profit d’une commission du CNC dédiée à la « création immersive », a récemment donné lieu à de nombreuses réactions : tribunes, pétition, article dans Libération (1).

Depuis, un webinaire organisé par le CNC le 27 septembre a précisé les termes de cette aide, expliquant notamment que parmi les œuvres auparavant concernées par le DICRéAM, seules celles relevant de l’image animée restaient éligibles, avec en revanche pour objectif de mieux soutenir les demandes. D’ailleurs et à deux exceptions près, le jury de cette nouvelle commission ne comporte plus d’acteurs des arts visuels ou du spectacle, mais seulement de la VR ou du jeu vidéo.

Le premier point important est donc que toutes les formes en arts visuels ou spectacle vivant « hors image animée » ne sont a priori plus éligibles à cette aide, ce qui en représente un très grand nombre : installations, œuvres en réseau, performances, création numérique pour la danse, la musique ou le théâtre, robotique, œuvres textuelles et bots, dessin, photographie, sculpture et impression 3D, intelligence artificielle, bioart, etc. Ceci opère évidemment une réduction énorme du champ de la pensée, des pratiques et des expressions. Avec des conséquences très importantes qui vont en résulter pour les artistes et, par effet de domino, les productions et leurs équipes, mais aussi les lieux et les expositions.

Par conséquent, même si l’on peut faire la critique du mouvement opéré par le CNC, la question se situe davantage du côté du Ministère de la Culture : c’est bien parce que l’apport financier de ce dernier était devenu aussi minoritaire (sauf erreur, 200 000 € sur les 1 000 000 € consacré au dispositif chaque année), que le CNC a supprimé le DICRéAM pour recréer un nouveau dispositif davantage orienté vers ses propres filières. Et, selon plusieurs sources, ce mouvement s’amorçait déjà depuis plusieurs années.

Pour un soutien du Ministère de la Culture à la création

C’est bien le Ministère qu’il faut solliciter aujourd’hui pour continuer à soutenir les formes d’arts visuels et de spectacle expérimentant avec le numérique qui ne seront plus éligibles à cette nouvelle aide du CNC – et de le faire avec une aide beaucoup plus importante que ce qu’il consacrait jusque-là au DICRéAM. Sauf exceptions, le Ministère et le CNAP ont vraiment tardé à reconnaître l’importance des pratiques numériques en art : à présent, la balle est dans leur camp et cela devient absolument vital.

Le rôle spécifique de l’État en la matière est important. Pendant vingt ans, le DICRéAM (2) a permis à un très grand nombre de projets, d’œuvres, de spectacles, d’expositions, de développer des expérimentations artistiques dans ce domaine en France – un niveau de soutien qui existait peu dans les autres pays européens. Si l’on se base sur les dernières années comme moyenne, on peut estimer que pendant vingt ans, entre 1500 et 2000 projets auront été aidés.

Aujourd’hui, et mis à part la nouvelle commission du CNC, seules subsisteraient donc les aides régionales (de plus en plus nombreuses) et celles des institutions comme l’Institut Français (qui soutient les projets français à l’étranger) et la Scam (orientée vers les auteurs·trices) qui peuvent soutenir des projets liés au numérique, mais qui ont d’autres vocations principales. Pour tous ces cas de figure, on peut se référer au Guide des aides pour les artistes souhaitant travailler en environnement numérique édité par l’association Hacnum.

On parle bien ici des aides à la création apportées aux artistes, non des enjeux industriels ou de souveraineté numérique. Des programmes comme France 2030 pour « accompagner la transformation des industries culturelles et créatives », ou le soutien au Web3, le développement d’un métavers français, etc. sont d’abord destinés aux entreprises culturelles ou aux startups – ce que ne sont pas les artistes.

Il est donc capital que l’État continue à préserver un soutien à la recherche et à l’expérimentation, qui soit indépendant des politiques locales. On a besoin (ici comme ailleurs) d’une politique stable et pensée sur le long terme.

De quel champ parle-t-on ?

Pour définir le périmètre des projets concernés, il semble utile de déconstruire d’abord deux idées reçues. En premier lieu, le champ dont on parle est investi par une grande diversité de démarches et d’appellations discutées depuis au moins quatre décennies : formes hybrides, arts numériques au pluriel ou au singulier, art contemporain numérique (ou l’inverse), arts électroniques, arts médiatiques au Québec, création en environnement numérique, etc.

Mais en fait, peu importe. Car on ne parle pas ici de définitions ou de débats esthétiques, mais bien d’aides publiques : il s’agit d’identifier les artistes qui en ont besoin, c’est-à-dire : qui doivent passer du temps de recherche (y compris sans technologie) sur ces enjeux, mener des résidences ou des terrains, travailler avec des collaborateurs·trices, des ingénieur·es ou développeur·euses, des dispositifs ou des plateaux techniques, des logiciels, etc. pour créer des œuvres. C’est pour cette raison que je parle ici plutôt « d’expérimentation numérique en art ». Non pas pour ajouter une définition à un domaine qui en a déjà trop, mais plutôt pour essayer de qualifier simplement les projets qui ont besoin d’aides, et pour éviter le terme de « recherche » connoté par sa dimension académique et de nécessaire utilité collective. Les projets dont on parle ne sont pas tous des projets de recherche.

La deuxième idée reçue, qui est complémentaire, est que le numérique étant désormais partout, il n’y aurait plus vraiment de nécessité à aider les démarches qui l’investissent en art. Mais s’il infuse en effet toute la culture, il n’en reste pas moins que seule une minorité de personnes continuent à mener des recherches et des expérimentations spécifiques sur ses enjeux – qu’il s’agisse des réseaux, de l’interactivité, de l’intelligence artificielle, de l’économie de l’attention, de la réalité virtuelle, etc. Ces pratiques sont toujours bien présentes, et continuent à se distinguer d’une très grande majorité des artistes qui baignent dans la culture numérique comme tout le monde – mais qui n’en font tout simplement pas un objet d’expérimentation en soi.

Du numérique et de l’immersion

Les vingt ans d’existence du DICRéAM (2001-2022) auront ainsi coïncidé avec la transition historique qui s’est opérée depuis l’internet décentralisé et utopique des années 90, jusqu’au web utra-capitaliste des GAFAM, de la capture de l’attention sur les réseaux sociaux et de la surveillance. Face à la domination écrasante de ce modèle aujourd’hui, on ne peut que souhaiter que les aides publiques continuent à soutenir des démarches critiques.

En effet on voit réapparaître un peu partout en ce moment dans les musées, les institutions et les médias, le qualificatif « d’immersif », qui semble peu à peu se substituer à celui de numérique (c’est d’ailleurs aussi le terme choisi par le CNC pour sa nouvelle commission). Ce glissement sémantique n’est pas innocent : en effet, le terme est progressivement passé (pendant les mêmes vingt ans) des expériences synesthésiques en art, aux logiques industrielles d’augmentation de l’expérience et de capture de l’attention. On retrouve cette orientation dans les grandes expositions immersives, qui se fondent sur un caractère spectaculaire et une expérience augmentée, visant un très large public : Atelier des lumières, Venise la Sérénissime, etc. (3)

Cette tendance rejoint ce que l’on appelle « artainment » dans les pays anglo-saxons, c’est-à-dire la fusion entre les dispositifs d’expositions et ceux du parc d’attraction : un équivalent des blockbusters dans le monde artistique et muséographique, reposant sur une conception immersive et l’adhésion du public, fondée sur l’intensité et le caractère ludique de l’expérience. (4)

Le rôle critique des artistes

Pourtant, à l’inverse, un grand nombre d’artistes contemporains questionnent les dimensions sociales, politiques et écologiques du numérique. Elles et ils en interrogent la captation de l’attention, les dimensions de contrôle et d’appauvrissement social, les logiques de domination, les externalités climaticides et extractivistes, etc. Les artistes inventent aujourd’hui d’autres formes, lieux de coopération et dispositifs, conscients qu’il n’est pas concevable de continuer à emprunter les mêmes logiques. Ce sont dans ces multitudes de démarches que se situent les avancées de l’art (qui nous est) contemporain lorsqu’il s’intéresse au numérique. C’est plutôt le moment de ne pas rater le coche, de comprendre qu’il faut vivement soutenir ces démarches, qui inventent en ce moment de nouveaux modèles de pensée et de pratiques.

Ces pratiques critiques ont d’ailleurs toujours existé chez les artistes expérimentant avec le numérique, certain·es d’entre elles et eux interrogeant depuis très longtemps les conditions de cette culture. Elles ont longtemps coexisté avec des démarches spectaculaires et il serait extrêmement dommageable que seules ces dernières continuent à être aidées aujourd’hui, voire même que seule la dimension de production visuelle devienne le critère d’un soutien public.

Pour des artistes majoritaires dans les jurys

Pour toutes ces raisons, il est indispensable que les artistes soient non seulement présent·es, mais majoritaires, dans les jurys des dispositifs d’aide publique à l’expérimentation numérique en art, aux côtés de curateurs·trices, producteurs·trices et responsables de lieux. Et il est relativement simple de mettre en œuvre des dispositifs de déclaration d’intérêt et de roulement pour éviter toute collusion entre celles et ceux qui siègent et celles et ceux qui (à d’autres moments) peuvent soumettre des projets.

Aider réellement les projets et leur dévelopement, expliciter les arbitrages

Ensuite, le Dicréam était loin d’être idéal et présentait de nombreux dysfonctionnements. Le tout premier d’entre eux est le saupoudrage budgétaire (un problème courant dans les dispositifs de subventionnement), qui consiste à ne financer systématiquement qu’une partie de ce que les artistes ou les structures demandent. Ce qui, finalement, les piége, avec une aide qui les oblige, sans toutefois les aider suffisamment. Or, d’expérience, ceci conduit toujours à ne pas assez (ou pas du tout) rémunérer les intervenant·es, en privilégiant les achats de matériel et les prestations. Le saupoudrage crée de la précarité et du technicisme.

Lorsque plusieurs d’entre nous avions intégré le Dicréam en tant que praticien·es (artistes, curateur·trices, responsables de lieux…), nous avions d’emblée remis en question cette approche, ce qui avait fait l’objet de vifs débats, en constatant à quel point elle était inscrite dans la culture de certains pouvoirs publics. Nous avions obtenu à l’époque que les aides suivent les demandes, et qu’il valait mieux aider vraiment des projets choisis plutôt qu’aider tout le monde de manière insuffisante. Or depuis, cette tendance semblait réapparue. Il faut donc reconnaître au CNC d’avoir clairement identifié ce problème en élaborant son fonds « Création immersive » et de choisir de respecter les budgets soumis, en accordant réellement ce qui est demandé – ou rien. Aussi, formuler des retours argumentés et constructifs sur les projets est absolument fondamental mais aussi formateur pour les artistes qui proposent des dossiers : c’est l’ensemble du dispositif qui en bénéficie.

En outre, lorsqu’ils sont rédigés seulement par les artistes qui n’en ont pas toujours la pratique, les dossiers ont besoin d’un accompagnement pour leur structuration. Les artistes (en arts visuels ou spectacle) initient souvent les projets seul·es ou dans un premier temps avec des équipes techniques très réduites. À ce titre, la distinction du DICRéAM entre aide au développement et aide à la production faisait pleinement sens et il serait vraiment utile de la préserver (c’est d’ailleurs ce que fait le CNC dans son dispositif actuel), en donnant les moyens d’une réelle structuration et accompagnement des demandes.

Symétriquement, le respect du montant des aides demandées implique un engagement précis des projets proposés quant à la rémunération des artistes et des intervenant·es.

Enfin, étudier et évaluer tous les dossiers d’une session de jury (parfois une centaine) requiert plusieurs jours d’étude sérieuse. Il faut rémunérer les jurés à la hauteur du travail réalisé et pas de la seule présence autour de la table, car sinon c’est inévitablement la qualité d’évaluation des projets qui en souffre. Dans le même sens, il serait préférable que les commissions nomment plutôt leurs membres pour un an, ce qui demande évidemment plus de logistique mais préserve les fraîcheurs de confrontation entre les membres et évite les fléchissements de l’intérêt liées à la récurrence du travail nécessaire.

Pour une réflexion réellement collective

Pour toutes ces raisons, l’élaboration d’une nouvelle aide par le Ministère est indispensable et a besoin d’un débat réellement collectif, qu’il s’agisse d’un colloque, d’une rencontre, d’un webinaire, etc. Pas seulement de tribunes, pétitions ou discussions sur Facebook, qui sont fort utiles et légitimes, mais entraînent comme on le sait des niveaux d’engagement relativement faibles.

Et aucune personne ne représente à lui ou elle seule la diversité des démarches dans ce domaine. Puisque les artistes ne sont pas assez structurés collectivement pour organiser eux-mêmes ce type de consultation, il faudrait qu’une organisation fédérant a minima des acteurs, lieux et artistes (là aussi comme Hacnum ou une autre structure indépendante), s’empare de la question et organise un espace d’échanges et de discussions en respectant une position neutre.

Alors, il serait louable que tous·tes celles et ceux qui ont bénéficié du Dicréam pendant toutes ces années se manifestent, afin que ce soutien précieux ne disparaisse pas, notamment pour les jeunes artistes, et les projets à venir.

Thierry Fournier
30 octobre 2022

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Notes

(1) Dans l’ordre chronologique :
– Communiqué de presse sur le site du CNC Jean-Michel Jarre nommé à la tête d’une nouvelle commission « création Immersive », 7 septembre 2022
– Pétition Des arts numériques au Métavers, sur la disparition du DICRéAM lancée par Grégory Chatonsky
– Thierry Fournier, Disparition du DICRéAM : il faut soutenir les arts numériques, 15 septembre 2022
– Article de Clémentine Mercier dans Libération, Jean-Michel Jarre au CNC et suppression du Dicréam: les artistes numériques craignent d’être coincés dans le métavers
– Billet de blog de Jean-Noël Lafargue, Dicréam et Metavers

(2) Et, pour certains projets, le Fonds « XN / Expériences Numériques », plus récent et fusionné aussi dans la nouvelle commission Création immersive.

(3) Expositions immersives, des toiles dans la nuit, par Claire Moulène, Libération, 19 septembre 2022, La fièvre de l’art immersif par Joséphine Bindé, Beaux-arts Magazine, 15 octobre 2019, Expositions immersives, plongée dans une nouvelle ère par Stéphanie Lemoine, L’Œil Magazine #758, octobre 2022.

(4) How Artainment fuses technology and art to create a new attractions, Charlotte Coates, Blooloop, 6 mars 2019

Crédit image : Thierry Fournier, photogramme de Penser voir, enregistrement audio sur webcam live, HD, durée infinie, 2018-2022