Juliette Fontaine et Thierry Fournier
Edité par le Capa – Centre d’arts plastiques d’Aubervilliers
332 pages, 275 photographies couleur, format 30 x 19 cm, série limitée à 150 exemplaires, parution décembre 2022, prix 33 €
ISBN 978-2-494327-00-9
Le catalogue Au Capa : un lieu d’art à la Maladrerie, Aubervilliers décrit toute l’activité d’un lieu très atypique, le Capa – Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers, de 2014 à 2022 : les expositions d’artistes invités, les ateliers d’art pour amateurs et leurs expositions, les ateliers hors les murs pour les scolaires, familles, seniors et personnes en situation de handicap, les conférences, rencontres, etc.
Ce livre de 332 pages et 275 photographies couleur est cosigné par Juliette Fontaine qui a conçu tous les contenus, et Thierry Fournier pour la conception du livre et de son design. La plupart des photographies sont signées par Thomas Guyenet et des co-auteurs.
Le Capa est un lieu d’art fortement inscrit dans la cité de la Maladrerie à Aubervilliers. Créé en 1982, il a d’abord été un lieu de cours en arts plastiques (d’où son nom) et c’est sous l’impulsion de Juliette Fontaine en 2013 qu’il développe une activité de lieu d’art à part entière, s’adressant aussi bien aux habitant·es et à ses élèves qu’aux artistes invité·es et au public d’Île-de-France. Une particularité très forte est que le Capa, ne disposant pas d’espace adapté, a créé toutes ses expositions dans des appartements de la Maladrerie, entre deux locations, en partenariat avec l’OPH d’Aubervilliers. Ceci l’a conduit à inventer chaque fois de nouveaux modes d’exposition et de nouvelles relations avec les habitant·es des quartiers et avec le territoire de la ville.
Pour ce livre, dans la continuité de l’action d’ouverture à l’art du Capa, les concepteurs ont opéré trois deux majeurs : tout documenter avec le même soin, qu’il s’agisse des expositions d’artistes ou d’amateurs et des ateliers, ce qui produit un ouvrage particulièrement riche ; et vendre ce catalogue à un prix très inférieur à son coût d’impression, dans une série limitée à 150 exemplaires.
L’ouvrage est disponible en librairies ou auprès du Capa (Aurélie Laurent 01 48 34 41 66 / aurelie.laurent@capa-aubervilliers.org)
Juliette Fontaine et Thierry Fournier
Au Capa : un lieu d’art à la Maladrerie, Aubervilliers
Edité par le Capa – Centre d’arts plastiques d’Aubervilliers
332 pages, 275 photographies couleur, format 30 x 19 cm, série limitée à 150 exemplaires
ISBN 978-2-494327-00-9
Être confronté aux sculptures de Manon Nicolay conduit en premier lieu à se poser la question de leur génèse, de l’événement et du geste qui les a produit, de son échelle ou de sa temporalité. Par extension, on peut même s’interroger sur le corps qui les aurait agencés ainsi : quelles sont ses dimensions et ses pouvoirs, comment a-t-il pu délicatement installer un capot de voiture comme une aile de papillon argentée, un poteau et ses fers comme la pointe d’un crayon, une tringle de fer coupante de cinquante kilos comme un léger fil en apesanteur ?
En effet, les éléments qui composent ces sculptures sont tous dangereux : par leur poids, leur contondance, ils pourraient blesser quiconque les manipulerait sans la force et les protections nécessaires : fers à béton, pare-brises, verre feuilleté, fragments de carrosserie, vérins métalliques, etc. Certains sont des « objets trouvés », mais un grand nombre aussi sont issus de décharges ou de casses automobiles. On imagine Manon Nicolay fouiller dans les dépôts, négocier les épaves avec les ferrailleurs – mets-moi de côté ces deux pare-brises s’il te plaît. On suppose alors que ce moment de recherche et de glanage fait partie intégrante du travail, comme une temporalité de pensée et de regard sur ces éléments bruts pour envisager leur devenir. En effet, même si leur aura est évidemment importante, ces objets ne sont pas convoqués pour leur beauté mécanique ou leur plasticité industrielle, mais bien pour la transformation dont ils ont déjà fait (ou vont faire) l’objet : soit qu’ils ont déjà été cassés ou déformés avant d’être récupérés, soit que la sculpture elle-même vise à les déplacer de leur fonction initiale.
L’artiste les destine alors à de nouveaux rôles, de nouvelles figures, elle les associe entre eux de manière inédite. Plutôt que d’objets, on pourrait plutôt parler d’éléments : un fer à béton employé dans une sculpture n’y apparaît plus (seulement) en tant que tel, mais aussi en tant que figure graphique, ou dessin dans l’espace.
La transformation produite par Manon Nicolay a également ceci de particulier qu’elle fait s’adosser les éléments les uns aux autres pour – littéralement – les faire tenir debout, par exemple dans les sculptures Impending (photo) ou Phases. Et c’est aussi parce que ces figures tiennent ensemble, deviennent interdépendantes, que leur perception est transformée : là où un élément de construction ou de carrosserie se caractériserait par sa solidité ou sa force autonome, la manière dont la sculpture le rend lié à un autre lui confère une fragilité et même une individuation.
En termes historiques, ces sculptures sont traversées parfois par une ombre de Richard Serra (le jeune dangereux, plus que le tardif monumental) ; on pourrait aussi penser à certaines œuvres fondées sur le recyclage. Mais le geste est beaucoup plus global et tranchant, peu attaché à la qualité visuelle des objets eux-mêmes. C’est davantage une filiation punk qui s’exprime dans cette convocation esthétique d’un possible désastre, d’un monde où affleure l’effondrement, évoquant des violences aussi bien intimes que collectives. Ainsi, si une référence à la sculpture moderne avait pu nous traverser un instant, elle serait d’emblée dissipée par le caractère résolument post-industriel de ces œuvres : c’est aussi avec ce qui a disparu du modernisme que Manon Nicolay édifie ses vacillants châteaux de cartes.
En effet, ce qui était le monde bien solide (pour ainsi dire patriarcal et techniciste) des poteaux, des dalles, des portes et des voitures est cassé et désarçonné pour être déplacé et retourné par l’artiste. De la même manière, en parallèle des sculptures, les dessins de Manon Nicolay élaborent une architecture silencieuse qui échappe à la violence et à la matérialité des matériaux initiaux qu’ils représentent. Ils les transcendent en leur conférant une nouvelle légèreté. Là où les sculptures dissolvent la pesanteur par leur dessin dans l’espace, les dessins eux-mêmes la transforment en opacité et en lumière.
Alors, tout près de ces œuvres, l’image de danger qu’elles suscitent se transforme : ces objets ne nous blesseront pas. On imagine plutôt une main hors d’échelle assemblant des déchets contondants avec une grande délicatesse, presque comme un oiseau assemble des brindilles. On ne voit pas l’effort, le corps littéral de l’artiste, costaude ou pas, peu importe – on en imagine un autre, celui-là plutôt métaphorique, qui s’adresse au corps des spectatrices et spectateurs. Ainsi, au lieu d’évoquer une catastrophe, ces sculptures et ces dessins révèlent au contraire la quête d’un fragile point d’équilibre, comme si à travers ses sculptures et ses dessins Manon Nicolay cherchait un langage pour prendre soin délicatement du danger qui nous entoure.
Catalogue de l’exposition personnelle, Université Paul Valéry, Montpellier, 2020
150 pages dont 110 photographies couleur, texte de Juliette Fontaine, entretien avec Nathalie Moureau, ISBN 978-2-9551366-6-9.
L’exposition Órganon a fait suite à une résidence en 2019-2020, à l’invitation de Nathalie Moureau et Nicolas Dubourg, directeur du Centre Culturel de l’Université. Elle s’est déployée in situ sur la totalité du campus de l’université, avec une série de trente-deux dessins créés sur iPad, imprimés et parfois découpés à des dimensions allant de quelques centimètres à plusieurs mètres. Elle propose ainsi un ensemble de pièces en même temps qu’un protocole d’exposition qui s’empare des qualités spécifiques de l’espace d’un campus. Parfois suspendus dans les arbres ou aux bâtiments, parfois posés au sol, dans la végétation ou sur des parois, les dessins explorent un vocabulaire de fragments organiques et corporels.
Ces figures sont réalisées sur tablette en émulant un médium analogique, l’aérographe, dont les paramètres de transparence et d’épaisseur du trait sont joués en direct pendant la création du dessin. En grec, le mot Órganon désigne un organe, un outil, un instrument (ou une somme logique, comme celle d’Aristote). Il évoque ici un ensemble d’entités aux corporéités ambigües de corps humains, végétaux ou artificiels, dont les traces déploient une prolifération sur le campus.
Le catalogue réunit un texte de Juliette Fontaine (artiste, critique, curatrice et directrice du Capa, Centre d’Arts plastiques d’Aubervilliers) et un entretien avec Nathalie Moureau (chercheuse en économie de l’art, professeure à l’université Paul-Valéry Montpellier III, vice-présidente déléguée à la culture jusqu’à fin 2020). 150 pages et 110 photographies couleur décrivent les installations de dessins in situ qui composent cette exposition, visant à restituer une partie de son expérience dans l’espace du campus. L’ouvrage est publié avec le soutien du Centre Culturel de l’Université.
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Un lieu est-il encore un lieu encore s’il est poreux, réversible, atomisé voire temporaire ? Pour le dire autrement, quelle qualité d’espace assigner à la peau, la membrane ou l’interface ? La réponse spontanée qui viendrait à l’esprit du philosophe serait : aucune. Valorisant la profondeur contre la surface et l’essence contre les apparences, la pensée classique a toujours cherché à percer la couche externe des choses. Et pourtant, celle-ci est loin de borner à séparer deux milieux : « (elle) assure l’équilibre même et les échanges entre eux ; (elle) vaut comme un carrefour où se mêlent influences et réactions » (1). Ce premier pas vers la réévaluation de la surface, on le doit au philosophe des sciences François Dagognet. Au seuil des années 1980, celui-ci publie Faces, Surfaces, Interfaces, ambitieuse entreprise de revalorisation du périphérique de la part de celui qui fut à la fois médecin, chimiste, géographe, graphologue et sismographe. « Dermatologue des choses », comme il aimait à se nommer lui-même, Dagognet n’opère rien moins qu’une révolution épistémologique. Il nous faut, proclame-t-il, cesser de nous lamenter sur l’invisibilité d’un sens supposément caché. Contre les idéalistes identifiant une âme on ne sait trop où, il est impératif d’orienter les efforts de connaissance vers une enquête matériologique du vivant. Car tout est déjà accessible pour qui sait seulement ouvrir les yeux : « il me suffit de l’y reconnaître, bien que souvent, le proche et l’offert nous échappent » . La surface serait donc la seule profondeur que nous puissions étudier – et donc connaître.
Plus de quarante ans après, la portée de ses recherches s’est radicalisée. Du vivant, elle s’applique à présent à n’importe quelle réalité. Un indice éclatant à cela : la signification du terme « interface » condense ces mutations, passant de la désignation abstraite de la séparation de deux milieux à celle d’une réalité en soi. Ainsi, l’interface technologique, l’acception la plus courante du mot aujourd’hui, désigne à présent l’échange entre un humain et une machine. De simple séparation, elle s’est transformée en dispositif.
Heterotopia, l’exposition de Thierry Fournier, prend acte de cette mutation récente de la surface-essence, pour venir en déplier les différentes implications visuelles et prolongement émotionnels au fil d’une constellation de sept œuvres. Dans l’espace du Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, l’artiste installe alors autant de fictions dont l’échelle corporelle détonne avec la monumentalité des lieux. Déjà, Ecotone, l’œuvre autour de laquelle s’articule le projet, proposait en 2015 une installation en réseau où se liquéfiait tout reste de frontière entre passé, présent et futur, entre volonté consciente et activation machinique. Sous la forme d’une projection vidéo, un paysage de synthèse d’un rose radioactif évolue au gré des modulation d’un ensemble de voix de synthèse cotonneuses. Légèrement ralenties, ces voix d’outre-tombe lisent en direct les tweets où les utilisateurs de la plateforme viennent d’exprimer un désir : « j’aimerais tellement » ou « je rêve de » agissant comme le carburant de l’algorithme.
Ecotone, installation en réseau, 2015, vue d’exposition
L’investissement émotionnel des utilisateurs dans le réseau, constitué de singularités certes isolées mais néanmoins englobées dans une entité qui les transcende, se retrouve dans I quit. Face (web-) caméra, des individus ayant décidé de se retirer des réseaux sociaux en témoignent une ultime fois – via ces mêmes réseaux. La même charge émotionnelle, cette fois tirée vers son versant inconscient, se retrouve dans Oracles. Via la fonction de suggestion du logiciel de messagerie d’Apple, une série de textes sont générés de manière semi-automatique, puis imprimés sur plaques de verre. L’idiosyncrasie de l’utilisateur se mêle aux suggestions des tournures les plus communes, illustrant ainsi toute la palette des émotions standardisées 2.0. Pour prolonger l’enquête matériologique de François Dagognet, il faudrait ici traiter ce vivant en tant que vivant augmenté ; et ces interfaces connectées, comme des lieux à part entière. Comme une membrane, l’interface assure les échanges entre les deux milieux qu’elle sépare – ici, le monde des humains et de l’intelligence dite artificielle. A fleur de peau, de la conjonction de l’un et l’autre milieu, naît alors un nouveau registre de désirs : l’humain et son extension machinique se mettent à partager le même pouls, les mêmes rêves, les mêmes mots.
Dire de ces interfaces qu’elles sont des lieux fait en écho résonner l’étymologie grecque de « topos ». D’emblée, celles-ci se trouvent réinscrites dans la longue généalogie des contre-espaces, ces utopies, dystopies ou hétérotopies chers à la modernité désireuse de se décoller d’un réel trop pesant. Matérialisation concrète de l’utopie, l’hétérotopie connote immédiatement les écrits de Michel Foucault. Plus encore que ces « espaces autres », théorisés lors d’une conférence de 1967, c’est l’analyse d’un autre type de lieux qui doit nous intéresser ici. A savoir les hôpitaux et les cliniques, machines épistémologiques et économiques qui, en intégrant à leur fonctions première les technologies de surveillance et de collecte de données, préparent déjà la production d’une humanité à venir façonnée selon des critères spécifiques prenant valeur de norme. Foucault fut l’un des premiers à envisager l’infiltration du pouvoir politico-économique au sein même des chairs ; à théoriser, pour l’écrire en toutes lettres, ce qui nous est aujourd’hui familier sous le nom de « biopolitique ». Mais pour ce qui est de penser l’imbrication entre une architecture et un corps social, le philosophe et activiste Paul B. Preciado va plus loin. Pornotopia, publié en 2010, montre la fabrique du genre et la redéfinition de la masculinité dans l’Amérique de l’après-guerre à travers le prisme d’une architecture bien particulière : la Playboy Mansion, construite en 1959, puis répercutée à travers le pays avec les Playboy Clubs des années 1960. Née dans le sillage de l’invention de la pilule contraceptive et de l’introduction sur le marché de dérivés médicaux des amphétamines utilisés durant la guerre du Vietnam, la revue Playboy et l’idéal architectural qu’elle véhicule amène une redéfinition de la sexualité. De la famille monoparentale du pavillon résidentiel, le modèle de la masculinité hétérosexuelle se déplace vers le trope du bachelor en sa garçonnière urbaine. Pour Preciado, Hugh Hefner permet de mettre en évidence la transition du régime biopolitique disciplinaire – foucaldien – aux économies néolibérales pharmacopornographiques, où les systèmes de communication et de surveillance électroniques et la régulation sexuelle hormonales sont la norme.
L’intrusion de ces techniques dans la sphère domestique se prolonge aujourd’hui par leur infiltration épidermique. L’interface, manipulée par les utilisateurs, les informe en retour et participe directement à la production de leur subjectivité. Plus besoin d’architecture ni de chimie : la membrane digitale se charge de nous faire éprouver la sérénité béate en sa présence, le manque déchirant en son absence. D’abord, nous pensons utiliser cet outil nouveau mis à notre disposition comme n’importe quel autre – la leçon d’Hannah Arendt, enseignant que l’outil n’est jamais que le prolongement de la main, ayant manifestement été entendue. Puis, nous nous rendons compte que nous en somme le sujet addict plutôt que le maître et possesseur : une certaine gestuelle s’est ajoutée au vocabulaire corporel, comme le montre l’installation Futur Instant, moulage de gestes gelés en train d’effectuer ces « swipe » ou « scroll » si absurdes hors contexte. Ce qui se passe alors n’est que l’aboutissement de la prophétie déjà entrevue avec la Playboy Mansion. A propos de l’appareillage technologique de la Mansion, équipée de téléphones, de sonnettes d’alarme, de systèmes de surveillance et de haut parleurs, Beatriz Preciado décrétait déjà : « dans la Playboy Mansion, nous sommes plus proches de l’organisme technologiquement assisté de John McHale, Buckminster Fuller ou Marshall McLuhan : les écran-yeux de la maison ne sont plus des organes mais des prothèses médiatiques » .
L’étalage de peaux que l’on voit dans l’installation Nude, toutes de tons beiges, où le synthétique et l’organique semblent s’être adonnés à des alliances contre-nature, lui donnent raison. On passe alors de la biopolitique, envisagée comme dissoute dans le corps, à une relocalisation en surface d’épiderme, cette zone de contact qui entraîne à la fois addiction et satisfaction face à la machine-matrice. Le corps sans organes de la modernité s’est transformé en organes sans corps. Ou plutôt, en un seul et ultime organe qui les totalise tous : l’interface.
Ingrid Luquet-Gad, juin 2017
(1) François Dagognet, Faces, Surfaces, Interfaces, Paris : 2007 (1982), Vrin. Préface à la deuxième édition, p. 7.
(2) Ibid., p. 10.
(3) Beatriz Preciado, Pornotopia. An Essay on Playboy’s Architecture and Biopolitics, New York : 2014 (2010), Zone Books, p. 116. Nous traduisons.
Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Domaine Arts, Lettres, Langues
Master Identités des Cultures Anglophones et Traduction
Séminaire « From Page to Stage », Florence March
“Thus play I in one person many people, And none contented: sometimes am I king; (…) And straight am nothing” (1)
Slipping from King to “nothing” was the tragedy of Shakespeare’s Richard II and it became one of the concerns of Thierry Fournier when he decided to adapt the much renowned history play, releasing himself from conventions and refreshing a little the play that Jean Vilar chose for the first “Semaine d’Art” in 1947.
Thierry Fournier works as a visual artist, and is also a musician and a composer; his work is “multidisciplinary” as he mixes plastic arts and scenic creation and performance.2 He became much interested in Richard II because the play dealt with such topics as the representation of power or the dialectic between the individual and the community. In his adaptation of the play entitled Seul Richard, he found new ways to express the solitude of the Fallen King, the interaction between the world and the character, the impossibility for Richard to cope with it and the tremendous power the latter has over his own little universe. In order to do so, Fournier put at the heart of his adaptation the notion of “diffraction”, that is fragmentation at many levels, explosion, dissemination, and . As a matter of fact, one important aspect of the play is dissemination and in that specific art creation it constitutes a remedy against theatrical “illusionism” by allowing a multitude of visions and of opportunities in the perception of the reality of the action. To what extent the aesthetic of dissemination offers a reflection upon the crisis of representation(s) in Seul Richard by Thierry Fournier ?
Firstly, the dissemination of the senses, especially with the visual dimension and the sound dimension, and secondly the dissemination of the theatrical action, spatially and temporally offer a whole new way of apprehending the notion of “representation” ; a third part will be dedicated to the dissemination of the tragic character together with the representation of power and eventually we’ll deal with the explosion of the norms in Seul Richard, an innovative adaptation.
Dissemination of the senses
Seul Richard is the play of dissemination par excellence and Thierry Fournier seems to play upon scattering about, spreading widely, bursting, and diffracting, which are important aspects of Fournier’s innovative play. This first part, dissemination of the senses, will focus on the visual and the sound dissemination, suggesting a multitude of visions and of opportunities of perception.
Visual dissemination
Thanks to visual disseminations, an interesting dialogue between professionals on stage and amateurs on the screen is created, taking part in the difficulty to represent, as well as to adapt a play: the look of the spectator is called to several different places at the same time, both on the cinematic screen and on stage. The King on one side, and the other characters on the other, all underline the different worlds, which exploded in a way, to gather in the play as a whole. As a matter of fact Shakespeare’s Richard II is a play of multiple “worlds”, the Court, the “outside” world where Bolingbroke and Mowbray are exiled to, the Queen’s Garden, the Castle where Richard is emprisoned, and so on. The outside world on the screen (the garden, the world), is not at the same “level”, not in the same “world” as Richard and as the stage itself, they are rather juxtaposed.
Thierry Fournier’s wish was to disseminate the public in the balcony and on stage. As a consequence of this disposition, all the spectators do not see the same things, and from the same angle. Also, the fact that the spectators would mingle with operators proves the different levels of representations: the audience has different views on what is going on, which can only be a richness for them. This new way of representing the action shows the “active” participation of the spectators.
Multiplicity is a very dominant theme, serving the visual dissemination, and scattering about the characters. One scene Thierry Fournier calls “the chorus of the maggots”, when the actors film themselves and project their shadows in big red pixels on white sheets placed on the ground. How do you see yourself ? What do you represent ? And How do you represent yourself ? Those are the questions tackled in this scene. Here, there is multiplicity at the level of the image in the quasi-erotic relationship with England, more evident because of the position of the actors, which are indeed lying down, lounging on their own obsessive images. The fact that the actors play more than one role obliges the public to follow, and it is a clear issue of representation. As one character does not equal one actor, a possibility of multiplicity, of obliquity exists, mixing the genres inherent Shakespeare’s plays.
The dissemination of sound
Moreover, the Chorus of the maggots’ scene provides one of the best examples of the superimposition of the actors’ voices, as well as their subdivision. Indeed, the multiplicity of the voices, which interrupt themselves, and create some confusion, is very striking, as well as the alternation of feminine and masculine voices. Sometimes, the dissemination of sound takes another shape, for instance, in the blending of several languages at the same time: Singing in English and spoken parts in French are delivered at the same time. Richard’s monologue is also based on this idea of dissemination because the English text circulates, thanks to different actors, as a nursery rhyme: It is taken successively by each of the actors. At that moment, not one single sentence is entirely pronounced by the same person. Richard’s speech is hence diffracted, being taken in charge by several spokespersons.
Just like the words of the actors, live music played on stage by musicians, is “multiphonic”: It is certainly not harmonious in the first sense of the term, because it is meant to refer to the “image of a general body, not located but very present”. This music is “broken”, dissonant, dis-harmonic, disorganized, and expresses a certain violence. Might this violence be Richard’s inner fight, beautifully put into words by Shakespeare in Act V, scene 4 :
“Thus play I in one person many people,
And none contented: sometimes am I king;
Then treasons make me wish myself a beggar,
And so I am: then crushing penury
Persuades me I was better when a king;
Then am I king’d again: and by and by
Think that I am unking’d by Bolingbroke,
And straight am nothing: but whate’er I be,
Nor I nor any man that but man is
With nothing shall be pleased, till he be eased
With being nothing. Music do I hear? »
This music and the voices present in the audience make the latter an actor as well. Thanks to the “active theater” (3), that is not only the innovative device on stage but also the device among the spectators, which has a lot to do with Elizabethan popular theater which the audience participated in a way, in the unfolding of the play. As a matter of fact, the audience is made aware even more that what it is watching is fiction and that it must catch something beyond the appearances. In Shakespearian times, the audience could come and go out of the theatre, it could eat and talk, moreover the plays were performed during the day in open-air theatres which did not really allow any theatrical illusionism.
Both the visual and the sound aesthetics of dissemination mirror gaps and manipulations, from the world, from the others…, and the intoxication of power, and the despair linked to the world, reflect Richard’s inner solitude. All these disseminations might only be there to make us understand that the relationship between Richard and the world community is fragmenting little by little, disappearing, dying and the only possible consequence is a breakdown of the dialogue.
Dissemination of the theatrical action
Spatial dissemination
Seul Richard is not only characterized by a dissemination of the visual and hearing senses but also provides a dispersion, a fragmentation in the theatrical action which appears at the spatial and temporal levels. Spatially speaking, the action takes place at three levels in the building. The first one is a huge screen on which a pre-recorded film is broadcast. The action on the screen constitutes certain scenes of the play, apart from a few which were cut, involving all the characters but Richard who play their parts looking towards the audience, as if they were addressing Richard himself. Then, there is the stage where Richard evolves, alone and plays at his will with the images on the screen as the actress, playing the part of Richard is equipped with a system of sensors enabling her to rewind, to forward the action, to blur the images, to zoom in and out and so on. Finally, there is the space occupied by the audience which is invaded by three “operators”, three technicians and actors playing music and saying the stage directions. The action on the screen represents the “outer” world and is a garden, it is definitely cut from the action on stage which represents the “mental” world of Richard. That very space is cut from the space shared by the public and the three actors which re- establishes the dialectic private / public, or individual / community; in a way the public stands for the long-gone community of characters present on the screen.
Apart from the diffraction of the action into multiple fragments echoing each other, there is clearly the dimension of the theatre in the theatre with a sort of “mise en abyme” of the space and the action. In fact, the Theatre (which constitutes a space of its own, a little world) contains the stage which contains the screen which contains the garden. The theatrical device creates imbedded worlds which echo each other and gives depth to the play. The garden on the screen seems to refer to the garden in Richard II, a place ‘out of the world’, as the garden on the screen is not really a part of the reality of the action on stage. Moreover as there is a constant tension between the stage, Richard’s space, and the audience, metaphor of the vanished “community”, the public reveals itself as the actor of the “theatrum mundi” and is constantly integrated in the action, though always with a certain distance.
An interesting fact concerning the notion of representation is that it was Fournier’s will that the actors in the film would read their text and not learn them by heart, to give the inflexion of the voice an unnatural effect, the effect of a “discourse” pronounced, as a political speech would be pronounced in order to emphasize the fact that this was a “Representation”. There is indeed a voluntary staging of the performance itself maybe to show that the word can create reality, but it creates an artificial reality, because it is manipulated, obviously by Richard throughout Shakespeare’s play but also by the others, such as Bolingbroke who at the end of the play is so dual in his speech that we don’t really know if he commanded the assassination of Richard or not.
This inter-penetration of the levels of action in space provides the spectator with a prism through which he can have multiple possibilities of apprehending the action(s); the action, notably with the music an the voices of the three technicians pervades the space of the audience, but on the other hand he is put at a distance from the action on stage as Richard is the only master there; he is, at least at the beginning, extracted from all other actions as he stands out of the human community, but appears as a sort of “ghost” and mental presence, a “voice”.
Finally, following from the private/public dimension, Fournier imagined a dissemination of the “exterior” in the “interior”. There are to be sheets of paper scattered everywhere on the floor, and leaves of trees from the ticket booth to the stage and everywhere in the venue. He meant to provide an “explosion of the garden in the space”, with all the references to the Shakespearian poetic places. It seems that the world is on stage (leaves), and at the same time the stage becomes the fictional written world (paper). The sheets of paper suggest a fragmentation of the image, which is the obsessional leitmotiv of Richard who faces a crisis of the self, not knowing who he is anymore, and what legitimates his being King. It could be a reference to the mirror he breaks when he yields to Bolingbroke.
Time distortion
In the adaptation project as it is, we noticed that time levels are broken. As noticed before, the time of the action on the screen is not the same as the one on stage. It seems that the action on screen belongs to the past, and that Richard, who is actually temporally cut from the world, as he is only meant to be a “presence”, evolves in a “differed” temporality. He has indeed power over the time of the characters on screen but he cannot help his own disappearing at the end of the play.
The inter-penetration of time levels and the subsequent blurring of time barriers could be a result of the nature of the play as Richard II is a history play and has got a historical basis of true facts. Even if the plot focuses on the Historical Blanks, that is what we are not aware of ,historically speaking, the play in its essence is dealing with time, because it is specifically set in time, and the plot also is dependent on time, on the time when things are done and so on. For example, Bolingbroke is able to gain power and invade the land while Richard is gone towar. By removing Richard out of the historical context, Fournier creates a feeling of universality, an action that doesn’t belong to any time in history, and the historical play becomes a tragedy, the main action of which is motivated by something that happened in immemorial times. The “timeless” dimension given to the adaptation provides a reflection upon the way of representing events. Historical plays are meant to take great events in history as a reference but build on what we don’t know about main facts and events. Shakespeare’s Richard II offers an insight into the gaps in History, but the adaptation of Fournier gives an insight into Richard’s head, which enables us to consider the issues of power, of representation, of language manipulation, which are really “Ricardian” from a different angle. Time is not annihilated though, it is differed and thus emphasizes the outrageous gap between the lost community and the King which are in different time spheres.
Disintegration of the tragic character
The dissemination of the senses and of the action are naturally followed by the disintegration of the character of Richard. His dual personality, and identity could not resist the introspection initiated by the feeling of solitude he experienced . His double and fractured personality, that of a mortal and that of a God-King led him to a weakened state, and eventually to fading in Fournier’s adaptation. Once more, but at another level, we assist to the dissemination of Richard into the world. He asks himself the question : is he everything or is he nothing ? Is he a God, or a simple human? That reflection is made possible by the face to face between Richard and the world. That’s where Fournier’s adaptation really tackles the “individual versus collective” issue, and the adaptation tackles the question of the nature of the relationship between the collectivity and the figure of power : are there really in the same world? That is where all the efforts to separate, to disseminate, and so on make their point. Is political power accessible to the people? Richard is certainly not a figure of power at the end and the whole adaptation shows us how uncertain he is inside, how narcissistic he is and how much he is worn down by his own image and his own interrogations. On the other hand, the figure of power, at the end is ghostly and it encourages us to ask ourselves if we are really “present” to the world.
An important characteristic of the dissemination of Richard is his word, his speech. The key role of Richard’s speech in Shakespeare’s play and in Fournier’s adaptation lies in the fact that Richard survives by re-creating reality through words. Words are scattered throughout the play, and Fournier himself said that he voluntarily diffracted Richard’s speech. As a matter of fact the interrogations that Richard has are echoed by a musical display made of speech and song bits. In the adaptation there is a plurality at the level of speech, speech which questions itself on its identity. Diffraction is to be found again at the level of the sentences which are treated as tatters. Richard’s voice is disseminated and represents the “decomposition” of his image and identity, decomposition of which he is the instigator. There is a kind of performative action done by Richard’s speech. The dream-like and atemporal aspect of the adaptation is also rendered by the English text that is song, in the manner of lullabies, of old tales. There is definitely something of the primitive orality, the greek “muthos”, something of a cathartic song which conveys magic. So the disconnection of Richard from the world is made real by his speech among other things in Seul Richard. The confusion in speech tackles such notions as the political speech and the representative dimension of politics, and it seems that what comes to light is that speech has got an undeniable power. That theory was interestingly developped in Lec?on, by Roland Barthes when he states that language always serves a power and that it mixes servility and power (4). Is Richard not the master and the slave of his speech? It is indeed through his word that he survives to the world by creating another world, but it is by his own tongue that he is “unkinged”.
In the end, the tragic character in Fournier’s adaptation is out of the norm (out of space, out of time) and he faces a crisis of representation that we can find at other levels, the technical level for example with the technological system of the sensors, with the disposition of the public, with the presence of the screen which is in a way the penetration of the cinema in the theatre and so on. Richard embodies the climax of power but the play tells his fall, and as a matter of fact Richard is the agent, the observer and the initiator of his downfall. Moreover, the ambivalence in the gender of Richard, who is played by a woman in the adaptation suggests that he is nothing human, he stands outside the gender matter, he is present as something else, something more than a simple human being as he considers himself of a “divine essence” (5). This dialectic of the presence / absence builds on his dual nature. When darkness falls on stage, Richard has disappeared into a ghostly figure and what is left of the disseminated character is a ‘memory’. The sign of Richard’s death will appear on the screen when a character with a red shirt walks towards the camera until the screen is black, so here again, the distance, the game of doubles serve the final dissemination of the character. It seems that Richard reached the far end of self-representation and that his image is broken down by a reality he never really faced, but always avoided with words.
Seul Richard, breaking the Norm ?
Although trans-artistic works are more and more welcomed in foreign countries,in the Netherlands and in Germany for instance, they are less common in France. Seul Richard indisputably is an unconventional play, because by combining music, singing, dance, cinema, and theater, it resists any kind of classification. Even the latter art form, theater, is « unconventional », in the sense that it consists in spoken part: an acting that is not acted. The filmed actors are indeed quite static, standing straight, holding their texts, and not miming what they say.
The presence of the screen on stage brings new technology into the performance, which proves Seul Richard’s innovation. This adaptation is halfway between a stage and a cinematographic creation, and it makes us wonder whether, because of this aspect, we were not outside conventional theater here. However, this is exactly what shows that Thierry Fournier’s play is groundbreaking. Seul Richard seems to challenge any conventional and easy classification because of its innovative nature. At the “Festival d’Avignon”, people are supposedly very keen on the small codified stickers, present on the programmes, indicating the genre of the show.
However this lack of belonging to any particular “etiquette” or label , Seul Richard takes advantage of it, as Boissier states in his book entitled La Relation comme forme: “L’inde?termination du statut des oeuvres interactives ne doit pas e?tre confondue avec une inde?termination de leur fonctionnement. C’est, au contraire, dans le perfectionnement programme? de leurs relations internes que re?sident leur autonomie et leur faculte? de re?ponse aux sollicitations les plus singulie?res”. The interactive works and the multiplicity of the stage arrangement present in Seul Richard are hence to bring a strength of suggestion to the audience. The aim of this project clearly is the relationship between Richard and the world.
???
Thierry Fournier provides a rearrangement of this relationship thanks to his work on time, space, the spectator, and dissemination: The device spreads in the sphere of the theater, in its relationship to the audience. In other words, the organization of the play makes it Interaction Theater, so even though Seul Richard might appear innovative, even disturbing to the public, it is still a form of theater, which nourishes itself from other art forms, for its own benefit. The benefit, maybe, of highlighting the crisis of representation, or of attempting to be a universal play. A play directing a king anyone could identify to, thanks to his multiplicity of selves; a country which could be any country. Moreover, by skipping from the title Richard II to Seul Richard, Thierry Fournier seems to get utterly rid of the historical context. In Shakespeare, Richard II was the representative of England, and his reign triggered off the War of the Roses. However, England is now no longer at the center of the play. But getting rid of any historical context might only be a solution to better reach the audience. A French audience for whom Thierry Fournier’s work is halfway between translation and adaptation could speak to. Also, the crisis of representation might precisely help “representing” any play from a totally new perspective, and this is one of Thierry Fournier’s innovations in Seul Richard.
Fournier used a translation of Shakespeare’s Richard II by Franc?ois-Victor Hugo for his adaptation, entitled La Trage?die du Roy Richard Deuxie?me, which surprisingly enough didn’t give way to a traditional or classic project but to an innovative and “avant-garde” stage arrangement on stage with a re-thinking of the relationship between the audience and the actors and a reflection upon the power of representation at the level of Richard and at the level of the play itself in its ins and outs.
The aesthetic of dissemination pervading in Seul Richard offers a reflection upon a break between the individual and the world, and deals with the manipulation of images, and of words. The dissemination at many levels figures the inner death of Richard as a King, and his despair linked to the world, his inner solitude and the break in the dialogue between what he should represent, Power and the communtiy.
The use of new technologies and the creative theatrical device, with the use of diffraction throughout the play also offer a reflection upon the way of representing things, upon the way theatre is evolving.
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1 (Richard II, Shakespeare Act V, scene 5)
2 www.thierryfournier.net/biographie
3 Jean-Louis Boissier, La Relation comme forme
4 Roland Barthes, Lec?on, 1978, Seuil
“De?s lors qu’elle est profe?re?e , fu?t-ce dans l’intimite? la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. (…) Dans la langue, donc, servilite? et pouvoir se confondent ine?luctablement.”
??5 Dossier de pre?sentation de Seul Richard, par Thierry Fournier
Interview Thierry Fournier – J. Emil Sennewald
Paru dans le catalogue Heterotopia, Pandore Edition, 2017
J. Emil Sennewald On se connaît depuis une moment et je me souviens de l’un de tes projets, Umwelt. Par rapport au titre de ton exposition actuelle, je me suis demandé s’il s’agit d’une suite logique à des recherches que tu as mené depuis et qu’on pourrait décrire par des termes comme « milieu » ou « environnement » ?
Thierry Fournier Oui et non. Non car Umwelt, qui était un projet d’environnement de prises de notes et de travail sur la mémoire, n’a pas de lien direct avec Heterotopia. Il faisait plutôt partie de mes projets sur les formes éditoriales et notamment ce que deviennent la lecture et la mémoire dans des logiques numériques – comme nous l’avions expérimenté ensemble avec Flatland. Il a donné lieu à un processus de recherche et des échanges très riches à EnsadLab autour de ces questions, avec Clémence Homer, Tomek Jarolim, Dominique Peysson et Benoît Verjat que j’avais réuni·e·s autour de ce projet.
Mais oui tout de même, car en revanche la notion d’environnement est très présente dans mon travail. Elle m’intéresse comme terrain de compréhension de la manière dont ce qui nous relie au monde évolue – y compris ce qui nous en sépare et pose question sur nos limites. Dans ce sens, Heterotopia est effectivement un environnement : elle s’intéresse à la notion d’altérité et au fait que celle-ci se rejoue aujourd’hui dans un continuum qui est constitué à la fois de l’humain, du réseau et de formes issues du vivant ou imitant le vivant ; ces trois termes échangent des informations en permanence et constituent réellement notre environnement actuel. Les pièces de l’exposition constituent pour moi des sortes de « sondes » qui chaque fois explorent d’une manière spécifique comment cette notion se rejoue.
JES Le terme d’environnement est relativement récent par ailleurs pour évoquer les « conditions environnementales » liées à l’ubiquité du numérique, aux notions de séparation et de connexion, qui me semblent aussi très importantes dans ton travail. Avec ce terme donc, on est amené à pensé à ce qui circonscrit, aux cercles, à l’encerclement… Notions qui sont du coup moins directement reliées à la question de l’altérité. Comment positionnes-tu ton exposition par rapport à cela ? Quels milieux, quels médiums évoque-t-elle ?
TF Cette question est centrale dans l’exposition, dans le sens où c’est justement la notion d’altérité qui aurait muté en s’élargissant. Nous sommes en permanence confronté·e·s à des entourages technologiques qui influent très fortement sur la conception que nous nous faisons de nous-mêmes – pas seulement en tant qu’êtres sociaux, mais aussi en tant qu’humains, au sens large. La notion de ce qui circonscrit cette humanité devient très complexe lorsqu’on est confrontés à des entités qui sont issues de l’humain mais qui ont acquis une certaine autonomie, et avec lesquelles nous interagissons – grosso modo, ce que Latour appelle des « actants ». Dans l’exposition, ces statuts sont très présents : les peaux de Nude qui sont à la fois animales, techniques et humaines, les mains transformées de Futur instant qui pourraient être des préfigurations ou des vestiges d’une modification des corps due à la technologie, l’écran de Just in case qui s’arrogerait la capacité de détecter ce qui serait humain ou non, l’ambiguité sur l’entité qui produit les textes d’Oracles, celle du caractère vivant ou non des voix entendues dans Ecotone, l’enjeu très fort de sortie d’une certaine part de la vie collective qu’évoquent les témoignages de I quit, etc. Donc il n’y a pas un cercle ou un encerclement distinct mais une multitude d’enveloppes dont les contours ne cessent d’évoluer, et avec lesquelles nous négocions en permanence. C’est ce qui m’intéresse ici.
JES À Saint-Denis, tu te confrontes à la particularité architecturale d’une chapelle désacralisée. Qu’est-ce que cette spécificité a soulevé comme enjeu ?
TF Principalement deux enjeux découlent de cet espace qui m’a été proposé l’hiver dernier par Synesthésie. Le premier et le plus évident est sa grande échelle, en même temps que son volume unique : un seul espace, assez impressionnant du fait de sa hauteur, qui oblige à penser toute l’exposition en une seule fois et comme un réseau de relations entre toutes les pièces – pas de séquentialité. D’une certaine manière, en termes d’exposition, je retrouve ici une problématique que j’avais éprouvée récemment à Nanterre où nous avions conçu avec Sandrine Moreau l’exposition Données à voir, qui elle aussi se déployait dans un espace unique : on devait nécessairement penser simultanément tous les liens entre toutes les œuvres, artistiquement, spatialement et visuellement. Ce type d’enjeu m’intéresse beaucoup. C’est un antidote parfait à la conception d’une exposition « comme un livre » : il faut tout faire jouer ensemble et cela comporte un risque réel car la moindre erreur se voit tout de suite. Il faut aller un peu vite aussi, pour avoir un geste de distribution à la bonne échelle.
Cela répondait donc parfaitement à mon projet de faire dialoguer plusieurs niveaux d’expérience de ces formes d’altérité. D’autant que chacune de ces pièces le fait en instaurant un rapport à travers l’espace et les corps : Ecotone et ce que deviennent les présences dans le flux du réseau, Nude comme fiction d’un corps hybride né de ses assemblages, I quit et ses rédemptés qui parlent à « ceux qui sont restés dans la caverne » comme le dit la critique et commissaire Leïla Simon, Futur instant qui dévoie l’image d’une interface, etc. Le volume unique de la chapelle se prête particulièrement bien à la cohabitation entre ces expériences.
Un autre enjeu important est l’histoire même de ce lieu, qui a été la chapelle d’un carmel avant d’être rénové par Richard Mique en 1785 (en s’inspirant du Panthéon…), puis de devenir un tribunal au XIXe siècle, et enfin un lieu d’exposition au début des années 80. Donc la chapelle est désacralisée depuis très longtemps. Et son histoire est elle-même une suite d’hétérotopies – pour le coup au sens foucaldien du terme : couvent, tribunal, lieu d’exposition, c’est presque un cas d’école. Le choix du titre de l’exposition ne vient pas du tout de là (j’y reviendrai) mais je trouvais la coïncidence particulièrement intéressante, entre le fait d’évoquer les contre-espaces qui se déploient en continu dans l’espace physique, le réseau et les corps – et de le faire dans un lieu qui représente en quelque sorte la forme archétypale de cette notion. C’est aussi la raison pour laquelle je cherche un équilibre entre d’une part la perception des deux pièces impliquant des vidéoprojections que sont Ecotone et I quit, et d’autre part la perception de l’espace architectural : plusieurs fois, j’ai vu ce lieu transformé en black box pour des expositions et je trouvais cela dommage, il faut travailler avec, on n’est vraiment pas nulle part.
JES C’est donc l’espace et la manière dont on peut l’activer qui sont en jeu. Cela nous ramène à l’environnement qui, dans ce sens, devient autre chose que des circonstances : c’est en réalité l’espace qui est produit par une constellation d’actions et d’interactions. Définition que l’on pourrait facilement appliquer à ton travail en général, n’est-ce-pas ?
TF Oui, et là aussi cette approche chez moi vient certainement de l’architecture, dans le sens où un espace est toujours produit et configuré par un ensemble de rapports. C’est aussi de cette manière que j’envisage la spécificité même d’une exposition : comme un espace où la confrontation entre les œuvres relève de rapports non seulement esthétiques ou narratifs mais aussi spatiaux, perceptifs et physiques, produisant une expérience en soi qui ne se réduit pas à la somme des œuvres.
JES Depuis quelque temps, tu as commencé à faire des pièces dites « petites » qui s’intéressent aux effets des cultures numériques sur le corps et les gestes. Des pièces comme Oracles ou Just in case déploient une poésie que l’on peut trouver bien entendu aussi dans La Promesse par exemple, mais il me semble que cette tournure vers des gestes fins joue un rôle dans la conception de Heterotopia.
TF Effectivement ; j’ai déjà réalisé de nombreuses « petites » pièces auparavant, mais celles que tu cites (et j’imagine que cela peut être le cas aussi de Nude, Futur instant, Hide me, etc.) témoignent notamment pour moi de ce que le numérique fait à notre relation au monde, qui n’a pas pour autant besoin de passer par des dispositifs numériques au sens littéral ou figuratif pour être abordé. Un autre aspect de ces pièces est qu’elles envoient systématiquement à l’échelle humaine, en essayant d’aborder des questions de corporéité car elles soulèvent une ambiguïté sur les frontières de nos propres enveloppes. Futur instant expérimente une transmission et une contamination entre des surfaces sensibles et des mains, en imaginant que celles-ci soient à l’aube de déformations évolutives. Oracles fige sous une forme d’impression transparente un signal habituellement éphémère comme les SMS pour soulever la question de l’entité ou du corps qui les écrit. Just in case a une corporéité spécifique aussi, il est important pour moi qu’elle soit sur écran. En effet, ceux-ci ne sont plus jamais de seules surfaces de projection mais comportent une dimension active, un écran de smartphone est un émetteur ; je voulais que celui de Just in case soit présent physiquement, à notre hauteur, qu’on sente qu’il puisse nous « calculer » comme si c’était une machine. Nude combine différentes sortes de peaux qui pourraient être touchées : des cuirs animaux très fins (de l’agneau pour les gants) dont la teinture vise à ressembler à de la peau humaine (« nude » est le terme utilisé dans le monde de la mode pour qualifier la couleur la plus proche de la peau… blanche), des silicones moulés sur de la peau de porc ou sur du verre, la pellicule sensible d’un écran qui, lorsqu’elle est débarrassée de toutes ses coques en plastique, ressemble vraiment à une peau ou une radio médicale, etc.
JES Tu dénudes donc des objets techniques autant que tu les déplaces ?
TF Oui, je travaille souvent avec des objets trouvés ou préexistants, qui sont utilisés pour ce qu’ils évoquent à l’état brut. C’est le cas des cuirs dans Nude, des dispositifs de studio de musique qui reviennent régulièrement dans l’exposition – les pieds de micro qui suspendent l’écran d’Ecotone, les pieds de table de mixage pour Nude, de la mousse acoustique dans Oracles, etc. Chaque fois, la dimension réduite et/ou le statut industriel des objets offrent une confrontation avec l’échelle humaine tout en convoquant des pratiques et des significations issues de la vie quotidienne.
JES Mais lorsque je parlais de petites pièces, il y a tout de même une différence flagrante entre des œuvres comme Ecotone ou Sous-ensemble, pour laquelle tu as activé tout un orchestre – et le simple néon. Alors peut-être faudrait-il plutôt dire « pièces rapides » ? En fait, ce qui m’intéresse, c’est le statut des matières et des acteurs impliqués dans ces pièces et comment tu les positionnes.
TF C’est plutôt une pièce comme Sous-ensemble qui est une exception dans mon travail de par sa grande échelle, le travail avec un orchestre symphonique, l’ampleur de l’équipe et des développements qu’elle a nécessité, etc. Ecotone est un peu entre les deux : j’avais commencé une recherche sur le long terme, qui s’est ensuite cristallisée sous une forme plus simple réalisée assez rapidement, avec Olivier Guillerminet. En revanche ta formulation « pièces rapides » touche une question importante pour moi. J’ai toujours associé des vitesses différentes : des grandes formes et des petites formes – comme on dit en musique. Des projets qui suivent leurs cours pendant plusieurs mois comme Sous-ensemble, et des pièces qu’on peut concevoir dans une journée, comme le néon Hide me ou La Promesse à Nanterre. Pour moi cet équilibre est indispensable, je n’apprends pas de la même manière avec les deux.
Il y a des pièces que je développe délibérément pour conduire une expérience, pour lesquelles je pars avec une intuition qui reste constante tout au long du processus, même si la pièce peut considérablement évoluer dans sa forme. Pour Heterotopia, cette durée longue concerne plutôt des pièces comme Nude ou Futur instant, dont le travail s’est déployé sur plusieurs mois. Dans ces cas-là, l’expérimentation avec la matière et les acteurs que j’invite sont effectivement essentiels, mais j’ai toujours un cap qui guide le processus. En regard de ces formes plus grandes et plus lentes, je travaille constamment sur des pièces beaucoup plus brèves. Dans ces cas-là, la vitesse est essentielle : je les conçois vite, je sais exactement ce que je veux faire, le titre vient immédiatement, la forme varie peu (nonobstant des adaptations techniques). Cela me donne une liberté et une respiration importantes. D’ailleurs je parlais des titres et je réalise en te répondant que les titres des grandes formes mettent souvent plus de temps à se cristalliser, ce qui n’est pas un hasard.
JES Tu as choisi délibérément le terme anglais heterotopia, notamment pour éloigner ton approche de Michel Foucault qui l’a inventé en 1967 lors de son intervention radio initiale et ensuite avec son texte sur les « espaces autres ». Pourrais-tu expliquer ta vision de ce terme et pourquoi il devient à nouveau important aujourd’hui ?
TF Paradoxalement, je ne suis pas parti de Foucault mais j’y suis revenu par le biais d’autres auteurs plus contemporains comme Paul B. Preciado ou Bernard Harcourt dont les réflexions m’intéressaient davantage sur ces « environnements » continus entre espace physique, corps et réseau. C’est très sensible chez Preciado qui parle de « pharmaco-pornographie » pour décrire les régimes contemporains de biopouvoir et la manière dont certains projets ont mêlé indissociablement fantasmes et contrôle, comme par exemple chez Hugh Heffner et Playboy auquel est consacré Pornotopia (qui vient d’ailleurs de sa thèse de doctorat en architecture). Mais paradoxalement Preciado parle assez peu du réseau et d’internet – contrairement à Harcourt qui décrit très bien comment le moteur universel du narcissisme et du désir a permis de produire les environnements de capture du comportement que sont les réseaux sociaux et le web commercial, qui exercent un niveau de contrôle infiniment plus élaboré que ceux dont rêvaient les sociétés totalitaires. Il compare la situation actuelle avec trois modèles : le panoptique de Bentham, la société de surveillance chez Foucault et 1984 de Orwell, en montrant que là où les trois supposaient l’usage de la force, le contrôle s’obtient aujourd’hui par la volonté et le désir des des sujets eux-mêmes. Je suis arrivé à ces lectures en travaillant sur Ecotone, qui aborde très spécifiquement ces questions. Et, comme le rappelle Preciado dans Pornotopia, « l’hétérotopie a pour règle de juxtaposer plusieurs espaces qui, normalement, devraient être incompatibles ». Donc c’est beaucoup moins Foucault au sens littéral qui m’intéressait, mais ce que la notion d’hétérotopie était devenue, en s’étant étendue au réseau et aux corps : d’une certaine manière elle a été à la fois incorporée, et disséminée. Et ce milieu n’est en soi ni utopique ni dystopique, mais à la fois l’un et l’autre, justement du fait de ce rôle central du désir. Appeler l’exposition Heterotopia était pour moi le moyen d’évoquer cette évolution, et de ne pas coller de manière littérale à une référence qui avait déjà muté plusieurs fois.
JES En rebondissant à ce que tu viens d’expliquer à travers de Harcourt et Preciado, on pourrait introduire un autre terme, qui est aussi présent de manière sous-jacente dans l’exposition : l’intime (1). Quelle intimité mets-tu en perspective, justement à travers l’acte public d’exposition ?
TF Le flou qui accompagne aujourd’hui la notion d’altérité va de pair avec celui de l’intime. On parle « d’extime » pour qualifier l’ambiguité des frontières personnelles sur le web et les réseaux sociaux. Cette situation nourrit effectivement tout le dispositif d’analyse et de prédiction des comportements, de capture des données, etc. Ce que Heterotopia évoque aussi, en tant qu’exposition, c’est justement cette exposition permanente de soi-même, d’où résulte une intimité à la fois flottante, fragile et marchandisée : on peut sentir les effets sur les corps et sur le langage de la « société d’exposition » (expository society) dont parle Harcourt.
JES Revenons aux pièces présentes dans l’exposition, dont je dirais qu’elle dégagent une ambiance « unheimlich » – un terme très utilisé ces dernières années et il me semble que tu opères ici aussi un déplacement. Outre la signification freudienne qui relève du familier dans l’inconnu et cherche à faire comprendre que ce qui nous fait peur le fait uniquement en faisant appel à ce que on a refoulé, le « uncanny » chez toi renvoie plutôt à l’hypothèse du roboticien japonais Masahiro Mori, qui décrivait en 1970 avec la « uncanny valley », la faille d’acceptation entre ce que nous connaissons et ce qui nous semble étrange. Est-ce que ton exposition nous amène dans des espaces étranges ? Et si oui, comment ?
TF Comme tu le dis, la notion de unheimlich / uncanny est un peu devenue une tarte à la crème depuis trois ou quatre ans, notamment du fait des démarches inspirées du réalisme spéculatif et de tout ce qui touche à l’en-dehors de l’humain. Ce n’est pas exactement cette approche qui m’intéresse ; je continue plutôt à creuser au bord, autour de la notion d’altérité en général : celle qui touche à nos limites, qui inclut aussi bien des aspects sociaux et phénoménologiques que la relation à des entités proches de l’humain par leurs comportements, et enfin la relation à l’animal, que je ne traite pas encore beaucoup dans mon travail mais qui m’intéresse vraiment à terme. Ce qui est caractéristique chez Mori est le glissement qu’il opère, de la notion initiale d’une peur comme expression du refoulé, vers l’expérience de la limite de l’humanité : le moment où une entité est déjà trop humaine pour ne pas sembler être inanimée, tout en étant encore suffisamment inhumaine pour ne pas être effrayante. On est en quelque sorte passé de l’individuel au collectif, du psychologique à la cohabitation avec toutes les entités apparues ensuite. On a intégré l’idée que nous n’étions plus seuls, on n’aborde plus l’animisme de la même manière, etc. Mori est d’une certaine manière plus proche de Philippe Descola que de Freud ou de Jentsch.
Donc s’il est question « d’espace étrange » ce n’est pas pour l’inquiétude voire la peur qu’il pourrait susciter, mais plutôt pour l’expérience de ce qui se déploie à partir de nous, dans notre prolongement. Cet espace n’a plus de contours définis, on ne cesse de le dessiner – dans le même temps il configure en permanence nos modalités de présence, c’est une boucle qui ne cesse d’évoluer. J’avais beaucoup apprécié le recueil de nouvelles Discognition de Steven Shaviro qui passait par la science-fiction pour aborder des mondes hors de l’humain, donc à travers une démarche qui n’était pas scientifique mais spéculative, au sens propre. Chaque chapitre était une fiction : thinking like an alien, thinking like a killer, thinking like a computer, thinking like a slime mold, etc. D’une certaine manière Heterotopia déploie une logique analogue en associant un ensemble de fictions et en testant leur coprésence et leurs relations. Je le mets aussi en œuvre à travers un certain nombre d’objets communs que j’évoquais tout à l’heure (les mains, les peaux, le langage artificiel, les plans de travail, les tubes de lumière, le matériel de studio …) qui sont comme des constantes narratives, des figures que je fais circuler entre les pièces. Je mets le tout en présence pour éprouver ce que cela donne. Cela reste vraiment une expérience pour moi.
JES Je ne peux pas m’empêcher d’entendre de fortes résonances du romantisme allemand dans ce propos sur le dehors de l’humanité. Là où Novalis, Schlegel, Brentano ont découvert la force constructive de la langue, on se tourne aujourd’hui vers l’informatique. La possibilité de tout transformer en informations induit un fort engouement pour la métaphysique. Pourtant tu proposes par tes pièces et notamment par l’exposition une proximité qui ne pourrait pas se résumer à l’information. Mais cela sera peut-être un autre sujet, à poursuivre…
TF Pour le romantisme je ne sais pas, mais en tout cas il me semble qu’à travers les relations avec ces limites de l’humain se rejouent en permanence les limites du langage. Effectivement cela pourrait donner lieu à une autre discussion !
(1) Voir Jeanine Hortonéda, « Utopie et hétérotopie. En quête de l’intime », Empan 2010/1 (n° 77), p. 69-78. http://www.cairn.info/revue-empan-2010-1-page-69.htm
Thierry Fournier
Citations de Ingrid Luquet-Gad, J. Emil Sennewald et Marion Zilio
Paru dans Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard, collectif, Vladimir Demoule et Marie Koch (dir), Maison Populaire de Montreuil, Scala, 2016
Ce texte correspond à un moment de pivot : en même temps qu’il préface le catalogue Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard, il achève un processus de collaboration mené sur ce projet en 2016 avec ses deux commissaires, Vladimir Demoule et Marie Koch. J’ai coordonné trois rencontres publiques à la Maison populaire qui accompagnaient chacune des trois expositions du cycle, en invitant chaque fois un·e critique pour débattre des enjeux du projet et des œuvres : Marion Zilio, puis J. Emil Sennewald et enfin Ingrid Luquet-Gad . Le fait d’accompagner ainsi toute une saison curatoriale comme regard extérieur et « discutant » constituait une expérience singulière, eu égard à ma pratique d’artiste et de commissaire. C’est donc à ce titre que j’interviens : non pour formuler une approche critique globale mais plutôt pour proposer un faisceau de réflexions sur ce projet, alimentées par les échanges avec nos invité·e·s, en citant au fil du texte certaines de leurs interventions.
Le projet de Vladimir Demoule et Marie Koch tire son titre de celui d’une conférence donnée par Philippe K. Dick en 1978 : Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard. La phrase annonce d’emblée l’abandon de la modernité et la pluralité de mondes qu’elle convoque, ainsi que le rôle central joué par les relations entre réel et fiction, abordées ici dans le contexte d’une condition numérique généralisée – quels que soient les formes et les médiums des œuvres. La lecture de cette conférence montre en outre la conscience aigüe qu’avait l’écrivain du rôle politique de la fiction : « Nous vivons dans une société où de fausses réalités sont mises en œuvre par les médias, les gouvernements, les grandes entreprises, les groupes religieux et politiques (…). La question que je pose à travers mon écriture est donc : qu’est-ce que le réel ? Car nous sommes sans cesse bombardés de pseudo-réalités mises en œuvre par des entités avisées, utilisant des dispositifs électroniques extrêmement sophistiqués. Je ne me méfie pas de leurs mobiles : je me méfie de leur pouvoir, car il est très étendu. C’est le pouvoir incroyable de créer des univers, des univers de l’esprit. Je dois le savoir – et je fais la même chose. C’est mon travail de créer des univers, roman après roman. Et je dois le faire de telle sorte qu’ils ne s’effondrent pas deux jours plus tard . » Comme le relève Marion Zilio à propos de l’exposition Simulacres, « la construction de réels pluriels est évoquée ici comme une résistance à la linéarité de l’Histoire et au grands récits politiques et industriels, dans une possible réappropriation face aux pouvoirs psychologiques qu’ils mettent en œuvre ». Ingrid Luquet-Gad rappelle que cette vision d’une fiction multiple et résistante « accompagne les théories du post-modernisme qui lui sont contemporaines – notamment celles de Fredric Jameson – à une époque où la sphère entière de la nature a été culturalisée du fait de l’extension du capitalisme. »
Quarante ans plus tard, alors que l’évolution mercantile du web a confirmé ces rapports de force, certains grands récits de science-fiction sont convoqués à nouveau pour imaginer d’autres possibles. La perspective d’une liberté ne s’inscrit plus alors dans le futur, ou dans le temps linéaire du progrès et de la modernité – mais dans la coexistence de formes plurielles : espaces, temporalités, régimes d’existence, perceptions, entropies, genres… Le terme « d’espace-temps » qui avait été proposé par la Maison populaire pour l’appel à projets de cette saison curatoriale a été pris au pied de la lettre par les deux commissaires, en prenant acte des multiples interactions entre théories scientifiques, philosophie et art contemporain – notamment la physique quantique et les diverses approches du réalisme spéculatif. Le titre même du cycle ouvre à une réflexion sur la construction de ces univers fictionnels, sur leurs modalités de coexistence et les pistes qu’ils ouvrent. Chacune des trois expositions est annoncée par un terme générique (Simulacres, Relativités, Entropies) qui ne définit pas pour autant un programme conditionnant l’interprétation des œuvres, mais propose plutôt une question commune qui les laisse libres d’inventer leurs propres pistes. En outre, le fonctionnement spécifique du centre d’art de la Maison populaire, traversé par de nombreux publics pour d’autres activités, est pris en compte par les commissaires : chaque œuvre peut être abordée de manière isolée ou par l’ensemble de l’exposition, permettant à chaque visiteur·euse d’élaborer sa propre fiction.
La première exposition s’intitule Simulacres. Si le terme semble très caractéristique du post-modernisme et notamment de Jean Baudrillard , il évoque ici plus largement des œuvres qui instaurent des réalités tout en proposant d’en éprouver les limites – à la différence d’une fiction, on pourrait dire ainsi que le simulacre a pour caractéristique de se signaler en tant que tel. Ainsi, Joe Hamilton met en scène sa vision d’internet en même temps que les processus d’image qui concourent à sa réalisation ; The LP Company produit des collections constituées par les éléments qui accompagnent un disque (pochettes, textes…) mais dont les enregistrements eux-mêmes sont absents ; Colleen Flaherty & Matteo Bittanti rejouent dans un jeu vidéo la performance Following Piece de Vito Acconci (1969) qui consistait à suivre des anonymes dans la rue ; Harun Farocki questionne la promesse d’effectivité et de réalisme des jeux vidéo en testant sans cesse les limites de leurs univers ; Davey Wreden propose la version désactivée d’un jeu dans lequel un narrateur expose en réalité les affects du développeur ; Côme di Meglio et Eliott Paquet produisent une expérience déconstruisant le contrat immersif de la réalité virtuelle, Eva Chettle produit une muséographie d’êtres hybrides… Marion Zilio relève que « ces œuvres mettent en jeu la prévisibilité et l’imprévisibilité de leurs dispositifs et de leurs programmes, qui constituent une modalité essentielle de leur proposition ». Un de leurs points communs est notamment d’utiliser des formes que les industries culturelles s’efforcent de rendre les plus intégrées et immersives possibles (industrie musicale, jeu vidéo, réalité virtuelle…) et d’en proposer des versions parfois incomplètes ou dysfonctionnelles, ou dont les limites sont données à percevoir pour proposer des visions critiques.
La deuxième exposition convoque le terme de Relativités et explore avec cette notion les relations entre conscience, espace et perception. Au-delà des définitions scientifiques du mot, elle met en jeu des processus de transmission et de réception. On peut notamment citer le Déjeuner sous l’herbe de Daniel Spoerri, avec son banquet dont les restes ont été enterrés en 1983 en prévision de fouilles archéologiques (partiellement réalisées en 2011 puis en 2016), qui convoque les termes mêmes de la construction d’un récit. Comme le décrit J. Emil Sennewald, « on a ici un événement, puis son récit, qui se transforme en mythe, l’objet et le temps prenant une forme spécifique au moment même de sa révélation ». Ici, la notion de relativité rejoint celle de simulacre, ouvrant une réflexion sur l’évolution des sociétés et leur devenir. Il en va de même de la pièce de Matthias Pasquet et de son travail sur les mémoires intimes, collectives et sociales ; de Pierre-Laurent Cassière, chez lequel la perception combinée de vibrations et d’une image nous invite à en déduire l’existence d’un phénomène sans le percevoir en tant que tel ; de Malachi Farrel qui semble évoquer un traumatisme individuel ou collectif mais sans en fournir de description explicite ; d’Irene Fenara exposant des photographies de galaxies en mettant en jeu la temporalité spécifique de leur médium, d’Alix Desaubliaux et de son bot en forme d’oracle, de Maxime Damecour ou Flavien Théry et de leur travail sur la perception d’espaces-temps par la lumière… L’exposition fait ainsi coexister des temporalités extrêmes : de plusieurs années-lumière à des durées imperceptibles provoquées par des phénomènes physiques – en passant par le temps long de l’Histoire et les temporalités individuelles. Les œuvres elles-mêmes font coexister des réalités différentes. Souvent, elles évoquent un point aveugle – soit que leur dispositif en entrave la perception, soit qu’il survienne ailleurs ou dans une autre temporalité. Le cœur d’un récit reste caché ; nous en percevons des traces sans pouvoir en décoder toutes les sources.
L’exposition Entropies aborde pour sa part de multiples formes de désorganisation des systèmes. Ingrid Luquet-Gad évoque à son propos Fredric Jameson, contemporain de Jean-François Lyotard, qui pense le post-modernisme dans son incidence sur la sphère culturelle : mondialisation du marché – comme l’appropriation des œuvres occidentales par la Chine qu’évoque l’œuvre de Miao Xiaochun ou le monde clos en modèle réduit de Nandita Kumar ; hégémonie d’une économie post-fordiste s’appuyant sur des objets culturels déjà existants, comme David Delruelle qui utilise des photos de famille comme objets trouvés ou la fétichisation des empreintes de Thomas Tronel-Gauthier ; relation entre art et technologie avec Pierre-Jean Lebassacq élaborant une dérive au sein de dispositifs de géolocalisation, Evelina Domnitch et Dmitry Gelfand, ou Félicie d’Estienne d’Orves mettant en jeu des temporalités inaccessibles à la perception humaine, Emilie Pitoiset instaurant la perte progressive d’un message à travers la dégradation de son médium, etc. « Ces trois questions sont réunies dans l’exposition. Jameson considère que l’influence du capitalisme se traduit dans l’espace et l’aborde à travers la notion de cartographie cognitive. Là où l’humain peut refaire sens dans un contexte complètement nivelé par le capitalisme, c’est justement par une nouvelle approche du sujet en tant que navigateur au sein de ces ensembles de signes, qu’il reconfigure délibérément par son expérience individuelle ». L’œuvre de Pierre-Jean Lebassacq montre cette position du sujet dans un monde complètement numérisé, « comme le détective dans les romans de Chandler » – ou comme la fiction sonore de Floriane Pochon et Alain Damasio, présentée pendant toute la saison, qui se déploie sur un parcours dans l’environnement urbain d’un parc de Montreuil. Le naturel et le culturel étant rendus au même plan, il s’agit donc moins de penser un monde humain et un monde hors de l’humain, mais plutôt de se projeter dans plusieurs univers parallèles au nôtre. « C’est le point de départ de la pensée spéculative : on ne peut pas connaître le monde en soi. Le grand postulat des théories structuralistes était de se consacrer au langage et aux relations sociales – ce qui ressort de l’humain, en laissant les phénomènes naturels aux scientifiques, ce qui découle de la pensée de Kant selon lequel l’accès aux phénomènes naturels était toujours possible à travers les catégories du temps et du langage. La philosophie spéculative prend le contre-pied de ce corrélationnisme : ne pas pouvoir connaître les phénomènes en soi ne nous empêche pas d’amorcer une trajectoire imaginaire vers ces mondes et d’essayer de les penser ». La perspective unique de la pensée classique et du modernisme a été supplantée par de multiples points de vue individuels qui désignent une même réalité, sans nécessairement communiquer entre eux – et relatifs à des phénomènes auxquels la perception humaine n’a pas forcément accès. « Si l’on essaie de penser un monde ou les lois de la science n’auraient plus cours, on doit alors essayer de penser un chaos organisé, à partir d’une mesure qui ne serait pas nécessairement individuelle ».
Pour conclure en rebondissant à ce propos sur un échange avec J. Emil Sennewald, ces trois expositions provoquent un lien très fort avec la notion de connaissance ; non pas qu’elles transmettent des connaissances de manière didactique ou qu’elles en produisent, mais mettent en scène un grand nombre d’œuvres « qui reposent sur une notion de connaissance, elle-même liée à la notion de croyance, tissant alors un lien permanent entre savoir et fiction » – comme pourrait le suggérer ironiquement l’oracle philosophique d’Edouard Sufrin, installation présentée pendant les trois expositions. « Les sciences dures se sont longtemps basées sur ce qui était visible et observable, la physique quantique ayant ensuite montré que le visible n’est plus le critère exclusif de ce qui existe. Plusieurs œuvres jouent ainsi avec la relation entre le visible et l’invisible, ou – pourrait-on dire – avec la tromperie du visible ». Or cette notion de visibilité est inhérente à la notion d’exposition : comme dans La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, ce que nous montrent les œuvres de Comment bâtir un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard est précisément ce que nous ne voyons pas – tout en l’ayant sous les yeux.
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Ingrid Luquet-Gad est critique d’art et journaliste. Membre d’AICA France, elle collabore régulièrement avec les revues Art Press, Les Inrocks et I.D. www.cargocollective.com/ingridluquetgad
J. Emil Sennewald est critique d’art et journaliste, membre d’AICA France. Docteur en philosophie, il enseigne à l’École Supérieure d’Art Clermont-Métropole et co-coordonne le groupe de recherche EnsadLab Displays (Ensad / PSL). www.weiswald.com
Marion Zilio est critique d’art et commissaire d’expositions indépendante, membre d’AICA France et de C-E-A (Commissaires d’Expositions Associés). Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et mène des recherches à l’Université Paris 8. Elle est directrice de la YIA Art Fair (Young International Artist) en 2016. www.marionzilio.com
Texte publié en accompagnement de l’exposition Faire Chantier, CAPA, Aubervilliers, 2017, commissaires Juliette Fontaine et Isabelle Lévénez, avec Bernard Calet, Isabelle Ferreira, Thomas Guyenet, Claude Lévêque et Benjamin Sabatier.
Faire chantier, hors des lieux d’exposition habituels ; inviter six artistes dont les pratiques se confrontent radicalement aux espaces et aux lieux ; le faire avec attention dans un quartier fragile, en relation étroite avec ses habitants et son quotidien ; déployer cette proposition dans un appartement HLM en interrogeant notre capacité à transformer le réel : tels sont les points de départ de cette exposition, emblématique à de nombreux égards de la démarche du Capa – Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.
Les co-commissaires Juliette Fontaine et Isabelle Lévénez présentent ici dix-sept œuvres de six artistes : seize d’entre elles choisies pour leur résonance forte avec ces idées et une création in situ. Bernard Calet déploie cinq installations qui constituent autant de dispositifs potentiellement en transformation, associant matériaux bruts de construction et signes de la modernité. À travers ses paysages abstraits, Isabelle Ferreira explore les relations et les passages possibles entre peinture, sculpture et architecture, planéité et spatialité. Avec ses deux images du chantier des Halles à Paris – un espace et un portrait, Thomas Guyenet retranscrit l’expérience de lieux en devenir et donne à voir, en les déplaçant, les changements qu’ils peuvent susciter. Pascal Lièvre réactive ironiquement avec deux vidéos et un dessin des éléments de langage révolutionnaire qui, ainsi recontextualisés, résonnent singulièrement dans ces murs. Benjamin Sabatier déploie trois sculptures dans lesquelles les assemblages parfois trompeurs de matériaux bruts et quotidiens évoquent la possibilité d’une appropriation par tous et d’une construction commune. Claude Lévêque, quant à lui, signe une création pour l’exposition : une installation in situ qui fait d’une chambre de logement social le lieu d’une transformation brutale, d’un souvenir ou d’une utopie.
La relation à l’espace architectural et à ses potentialités de transformation de la société, l’utilisation de matériaux quotidiens, la simplicité des gestes, constituent autant d’approches communes à ces démarches qui mettent en œuvre une forme de résistance et saisissent l’opportunité d’une exposition dans un appartement pour susciter une perturbation possible du territoire, comme le formule Isabelle Lévénez. Loin d’une figuration littérale du politique ou de l’engagement, Faire chantier interroge plus largement la possibilité d’une transformation qui s’appuierait sur l’architecture, réactivant ainsi les intentions initiales du quartier dans lesquels elle se déploie. Sa dimension in situ est donc capitale.
Le cadre de ce projet est en effet le quartier de la Maladrerie, créé à Aubervilliers par l’architecte Renée Gailhoustet entre 1975 et 1986, dans une approche fonctionnaliste caractéristique du mouvement moderne, dont l’expérimentation architecturale visait en premier lieu une transformation sociale. Formé d’un millier de logements sociaux, d’équipements de quartier et d’une cinquantaine d’ateliers d’artistes, dans une architecture triangulaire et labyrinthique offrant des échelles très diversifiées, avec des jardins à tous les étages et dans un espace urbain sans voitures, ce quartier témoigne d’une utopie radicale dont le potentiel demeure encore très sensible aujourd’hui, malgré le vieillissement des lieux.
Implanté depuis longtemps dans ce quartier, le Capa a engagé depuis trois ans une complète transformation vers un projet de centre d’art sous l’impulsion de sa nouvelle direction, tout en déployant et approfondissant des activités à l’attention des amateurs et des partenariats avec les structures locales. Sa recherche d’espaces pour ses expositions l’a conduit à proposer un partenariat à l’OPH d’Aubervilliers qui lui met à disposition des logements sociaux entre deux locations, ainsi transformés en espaces d’exposition temporaires.
Créer des expositions exigeantes et itinérantes dans une cité au contexte social aussi difficile répond à la volonté d’expérimenter de nouvelles formes, aussi bien pour les artistes que pour une population locale qui en est totalement privée. Tout en veillant à la haute exigence de son projet artistique, le CAPA implique profondément les habitants d’une manière dans le déroulement des évènements, tout en proposant un réel travail de médiation et d’inscription auprès du public. Des logiques hétérogènes cohabitent et dialoguent : les expositions se confrontent aux territoires du quotidien. Leur caractère éphémère s’adresse à tous les protagonistes des lieux, qu’ils soient habitants, artistes ou visiteurs. Elles ouvrent un espace de dialogue et de modification des rapports susceptible d’activer de nouvelles transformations des rôles et des regards.
Catalogue d’exposition Heterotopia, Pandore Édition, 2017
Avec un texte critique d’Ingrid Luquet-Gad, un entretien avec J. Emil Sennewald et 32 photographies couleur de l’exposition, en 2 volumes. Achat en ligne (Paypal) sur le site de Pandore Edition.
Dans sa nouvelle La Bibliothèque de Babel publiée en 1944, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges imagine la totalité de la culture humaine exposée dans une bibliothèque à l’architecture labyrinthique. Les livres qu’elle rassemble contiennent toute la pensée imaginable, dans toutes les langues et depuis les origines, obsessionnellement mis en ordre. L’ensemble évoque la promesse d’accéder enfin à la totalité de la connaissance, à travers le rêve d’une maîtrise et d’une toute-puissance du savoir.
Si le travail de Martin John Callanan (Birmingham, 1982) évoque immanquablement cette image littéraire, c’est pour constater aussitôt qu’il témoigne de la manière dont nos relations à la technologie en ont précisément renversé les termes. À l’inverse de Borges qui imaginait que l’ensemble du savoir puisse être visible en un seul lieu, Callanan prend acte que l’humain contemporain est pris dans un réseau d’informations décentralisées qui conditionnent en permanence son existence. Lorsqu’il se décrit comme « an artist researching an individual’s place within systems » (un artiste explorant la place de l’individu parmi des systèmes), la « place » qu’évoque l’artiste ne décrit pas une relation esthétique au sens classique qui dissocierait l’observateur des objets observés : elle prend acte que nous sommes pris dans leurs logiques.
L’exposition Data Soliloquies met ainsi en relation trois œuvres dont les propos sont particulièrement complémentaires à cet égard. La sculpture A Planetary Order figure le globe terrestre en impression 3D à petite échelle, sur lequel est gravé l’état exact des nuages à une date donnée, obtenue par la combinaison de séries d’images par satellite. Posée au sol, comme vulnérable, elle met en évidence qu’un phénomène aussi fugitif, même figé et représenté par ses données, demeure radicalement insaisissable et continue à échapper à notre perception : la technique n’a pas désactivé l’incommensurable. La série d’impressions Text Trends montre quant à elle des statistiques comparées de paires de mots issues des requêtes sur Google de 2004 à nos jours. Le caractère tautologique des associations de mots choisis et l’humour féroce qui s’en dégage (été-hiver, acheter-vendre, etc.) témoigne des attentes que reflètent ces statistiques : il s’agit bien de requêtes formulées par des utilisateurs. Ce que l’on pourrait prendre comme une seule mesure est aussi un oracle, dont la dimension performative conditionne nos comportements. Enfin, The Fondamental Units est une série d’images montrant chaque fois les plus petites unités de pièces de monnaies internationales, photographiées au microscope électronique au National Physical Laboratory de Teddington (Royaume-Uni). Ces images sont ensuite démesurément agrandies et imprimées sur de très grands formats, révélant alors toutes les traces des échanges dont elles ont été l’objet – et, par la même, la physicalité paradoxale d’une monnaie dont les échanges sont aujourd’hui entièrement dématérialisés.
Malgré leur force et leur précision plastique évidente, ces objets sont parfois froids, comme mis à distance : globe blanc, statistiques, pièces de monnaie. Ils héritent d’une approche conceptuelle et minimaliste qui privilégie les protocoles. En outre, toute trace de l’artiste en est absente : par opposition à des démarches qui, dans l’histoire de l’art récente, ont confronté l’humain et sa corporéité à des systèmes répétititifs, comme celles de Roman Opalka ou de On Kawara, Martin John Callanan – à de très rares exceptions – ne met pas en jeu ses propres actions. En outre, à strictement parler, peu nous importe de savoir quelles étaient les positions des nuages à une date donnée, de connaître l’évolution de requêtes sur Google ou encore comment vieillit la petite monnaie : ces faits ou ces objets en eux-mêmes n’évoquent rien qui les rapprocheraient du statut d’une œuvre. Comme extraits du monde, ils semblent être des objets trouvés dans un champ de données. D’où nous vient alors le sentiment que ces œuvres nous parlent aussi profondément de nous-mêmes ?
Le premier constat qui émerge alors est que ces œuvres ont toutes en commun de parler de la valeur, qui interroge directement la manière dont la quantification généralisée s’est imposée aujourd’hui comme paradigme dominant et comme critère omniprésent de représentation et d’évaluation de l’humain. Callanan convoque en outre cette notion de valeur à travers une perspective très spécifique, qui est de viser presque systématiquement la représentation de totalités. Un regard sur l’ensemble de ses œuvres témoigne de la constance de cette démarche, que l’on retrouve même dans leurs titres : toutes les partances de vols, toutes les recherches sur internet, toutes les guerres pendant ma vie, toutes mes commandes sur un logiciel, tous les numéros de téléphone, le nombre de tous ceux qui ont jamais vécu, le compte de tous les jours de ma vie, toutes les unes de la presse, tous les nuages présents en un instant au-dessus de la Terre, voir tout Londres, etc. Cette démarche de « all-everything » pourrait sembler simpliste mais elle sélectionne justement des phénomènes auquel notre expérience sensible ne nous donne jamais totalement accès. Alors que le régime des données se caractérise justement par le fait que des totalités calculées par des systèmes échappent à la perception humaine, des œuvres peuvent-elle renverser cette relation ?
On voit alors que ces projets déploient chaque fois une matérialité spécifique, qui témoigne d’une connaissance approfondie du code, du réseau et du numérique tout en embrassant un très large répertoire de formes : sculptures, impressions, livres d’artiste, objets, performances… À travers ce vocabulaire, Callanan propose autant de dispositifs de « visée », qui relatent des totalités pour mieux mettre en évidence l’impossibilité de leur maîtrise : faire fugitivement défiler les horaires de vols sur un écran, faire déclamer les dates des guerres par un crieur, imprimer les nuages sur une sculpture en 3D dont la perception globale est impossible, démontrer le caractère performatif des statistiques et des sondages, mettre en évidence la matérialité de la monnaie, créer une publication devenant illisible par son échelle gigantesque, etc. Chacune de ces situations crée alors un paradoxe : elle ouvre un gouffre entre d’une part la promesse d’une omniscience ou d’une vision totalisante, et d’autre part son impossibilité même, due au caractère irrémédiablement fugitif et local de notre perception. C’est dans cet écart, dans ce manque, que réside fondamentalement l’agentivité de ses œuvres.
Ainsi, par la relation très spécifique que Martin John Callanan élabore entre ces paliers successifs – la valeur, la totalité, la promesse et le manque – il met en évidence ce que nous attendons de ces représentations. Il ne s’agit pas tant de la valeur, que du désir de la valeur ; de la totalité, que du rêve de la totalité ; de la maîtrise, que de ce qui lui échappe. L’ensemble nous ramène à la condition humaine, à son désir et et à ses limites. Ici se revèle la dimension à la fois poétique et fondamentalement critique d’un travail qui nous place face à de multiples manifestations de l’infini pour pointer immédiatement notre impossibilité à l’embrasser, en même temps que le caractère radicalement vain à cet égard de toute démarche techniciste. Ce qui nous différencie des « systèmes » qu’évoque l’artiste est que nous trouvons aussi du sens dans ce que nous ne comprenons pas.
On peut penser ici enfin à l’auteur et critique John Berger, qui relevait qu’une des spécificités de l’art est de ne pas représenter les choses en elles-mêmes mais bien le regard que nous portons sur elles et, par la même, de pouvoir questionner les enjeux de sa formation et de sa détermination (y compris politique). Au moment où, en prise avec les questions ouvertes par la culture numérique, de nombreuses démarches tombent dans le piège de la figuration (des données, de l’intelligence artificielle, de la surveillance…), Martin John Callanan assume ici l’impossibilité radicale d’en venir à bout et s’installe là où cette recherche ouvre sur un vertige. Avec la pudeur qui le caractérise, par ses œuvres, leurs monologues de données et l’incapacité qu’elles évoquent de nous en emparer complètement, il éclaire ainsi la spécificité de la position humaine face à l’infini du monde.
Thierry Fournier, artiste et commissaire d’exposition
Texte introductif de l’exposition collective Données à voir, La Terrasse, espace d’art de Nanterre, du 7-10 au 23-12 2016, commissariat Sandrine Moreau et Thierry Fournier. Photographie : Martin John Callanan, A Planetary Order, sculpture (2009).
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Alors que la notion de données est devenue omniprésente et qu’elle nous semble indissociable de l’époque contemporaine et d’internet, un regard plus large sur l’histoire récente montre des œuvres qui la mettaient déjà en jeu il y a plusieurs décennies. Entre ces artistes des années soixante-dix et les œuvres contemporaines abordant cette question apparaissent notamment deux points communs : une démarche critique, qui met en évidence des systèmes de relations, de représentation et de pouvoir – et l’usage du dessin et du code (parfois simultanément) pour visualiser ces systèmes, les transposer et en interroger les enjeux. Ces données à voir soulèvent de multiples questions, aussi bien individuelles que collectives. Quelle est notre place parmi ces systèmes ? Comment les artistes peuvent-ils l’évoquer ? Qu’attendons-nous des données ? Comment se joue notre liberté dans ce contexte ?
Une histoire longue
Notre culture est qualifiée de post-numérique, non dans le sens où internet est derrière nous, mais désormais partout, déployé dans l’ensemble des pratiques et dispositifs de la société contemporaine. Internet n’est plus séparé du monde courant et n’est en rien virtuel, bien ancré dans le réel aussi bien par ses infrastructures, ses consommations d’énergie et ses forces de travail mondialisées, que par la façon dont il accompagne, alimente et enregistre nos propres activités. La relation au réseau joue pour ainsi dire le rôle qui était celui de l’électrification au XIXe siècle ; les données sont le « courant » qui en parcourt les veines. À la fois flux et mesure, elles en qualifient et en conditionnent les intensités, comme l’empreinte et le miroir de nos comportements.
John Snow, carte du choléra à Shoreditch, Londres, 1850
L’utilisation des données s’ancre cependant dans une histoire longue de la mesure des phénomènes collectifs et des échanges, qui commence dès l’industrialisation. Comme le rappelle le théoricien des médias Lev Manovitch, la plupart des techniques basiques de visualisation de données utilisées aujourd’hui ont été inventées dès la fin du XVIIIe siècle – et sont d’ailleurs restées inchangées malgré les révolutions technologiques. À titre d’exemple, précédé par plusieurs expériences sur les données collectives, le médecin anglais John Snow inventait la data visualisation dès 1850 en dressant une cartographie des cas de choléra à Londres, montrant la corrélation entre la diffusion de la maladie et les points d’eau contaminés : un des premiers mappings de données publiques.
Quantification et surveillance
Ainsi, dès leurs premières utilisations, en révélant une représentation qui échappe à la perception individuelle, les données constituent non seulement un instrument d’interprétation et de transformation du réel, mais aussi de pouvoir. Devenues le matériau dominant d’un monde en réseau, leur potentiel d’action collective s’accompagne d’une logique proliférante de captation : enregistrement et commerce des informations personnelles, sondages, suivi des déplacements, cartographies des relations, opinions et préférences, deep learning et intelligence artificielle alimentée par les internautes, historiques de navigation, logiques de recommandation, clôture du web par Google et Facebook, etc.
Cette quantification généralisée et la surveillance qui l’accompagne est conçue et générée par des pouvoirs politiques et industriels. Elle est alimentée par les individus eux-mêmes, à travers le désir d’être toujours plus visibles sur le réseau et de l’exploiter intensément – voire de se « quantifier soi-même » : objets connectés, auto-observation du sommeil et de la santé, fitness – l’auto-évaluation et le quantified self rejouant alors les attentes de la rédemption religieuse. Le contrôle des individus autrefois rêvé par les églises et les sociétés totalitaires s’obtient ici sans résistance par le narcissisme, la recherche du confort et la peur de rater quelque chose – fear of missing out. Les prophètes de la « révolution technologique du web » n’ont pas anticipé la façon dont le réseau allait canaliser les énergies de la population en un système d’information hyper centralisé, étroitement contrôlé et conçu pour enrichir un petit groupe d’entreprises et leurs propriétaires. Les enjeux du décodage, de l’appropriation citoyenne des données et de la « surveillance des surveillants » sont devenus de plus en plus cruciaux au fur et à mesure de cette évolution ; ils croisent les démarches critiques fréquemment portées par les artistes. Pour cette raison, il était logique que l’exposition Données à voir présente, en parallèle des œuvres, une série de films et de sites qui abordent ces enjeux.
La trace et le diagramme
Hans Haacke, Shapolsky et al, Manhattan Real Estate Holding, 1971
La représentation des données, des relations et des pouvoirs par les artistes a connu un premier essor avec les mouvements de contestation des années soixante, où l’apparition de l’art conceptuel rencontre l’engagement politique des artistes. C’est en 1971 que l’exposition personnelle de Hans Haacke au Guggenheim Museum est annulée du fait que l’une de ses séries de photographies et textes (Shapolsky et al, Manhattan Real Estate Holding) listait tous les propriétaires immobiliers de Manhattan et mettait en évidence qu’un membre du conseil et des principaux financeurs du musée était l’un de ces propriétaires accusé de corruption immobilière. C’est cette approche que prolongent – bien avant internet – les dessins de Öyvind Fahlström et Mark Lombardi : des cartographies du monde éminemment politiques, dans une démarche que l’on retrouve ultérieurement avec les schémas de Ashley Hunt et du collectif Bureau d’études.
Les notions de trace et de diagramme sont donc centrales dans le projet Données à voir, en tant qu’outils de visualisation, de projection et de critique. Le terme de trace est pris dans le double sens des empreintes que l’humain dépose dans des systèmes de données, et de la représentation qu’en produisent les artistes. Dans cette logique, le dessin et le code (la programmation informatique) jouent un rôle complémentaire : en suspendant des flux habituellement invisibles, ils les décodent, les transposent, ouvrent la boîte noire et en questionnent les mobiles. Non seulement dans le champ de la politique, mais aussi pour montrer comment l’individu est pris dans ces champs de forces, avec ses désirs, son imaginaire et ses utopies.
Plus largement, la plupart des œuvres exposées relèvent de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appelé la « pensée diagrammatique » : elles ne se limitent en rien à retracer mais font émerger des structures qui n’étaient pas formulées. Elles précèdent et provoquent la pensée, en amont même du dessin et des schémas. Dans Foucault, Gilles Deleuze disait du diagramme qu’il « ne fonctionne jamais pour représenter un monde préexistant : il produit un nouveau type de réalité, un nouveau modèle de vérité. Il n’est pas sujet de l’histoire ni ne surplombe l’histoire. Il fait l’histoire, en défaisant les réalités et les significations précédentes (…). Il double l’histoire avec un devenir ». Comme le dit à son tour l’artiste Ashley Hunt, « les cartes sont des diagrammes qui peuvent rendre le discours et l’action possible » (entretien avec Natascha Sadr Haghighian, 2008). C’est à la production de cette histoire et de ces devenirs que s’intéresse l’exposition Données à voir : elle interroge la visualisation des données et la modélisation de la réalité qu’elle produit. Elle pose la question de ce que nous en attendons, et en quoi ces données constituent une représentation de nous-mêmes, individuellement et collectivement.
L’exposition
Lorsque Sandrine Moreau m’a proposé de rejoindre son équipe pour concevoir cette exposition, elle en avait déjà posé des bases en évoquant les œuvres de Mark Lombardi, Öyvind Fahlström et Ward Shelley. C’est justement cet ancrage initial dans le dessin et une histoire antérieure à internet, ainsi que la forte implication politique des deux premiers artistes qui a suscité l’approche spécifique de ce projet vis-à-vis de la relation des artistes aux données – d’une manière donc assez différente des expositions récemment dédiées à ces questions en Europe, comme Big Bang Data ou Data Deluge. Ici, un dialogue singulier entre le dessin et le code s’accompagne d’une interrogation politique ancrée dans une perspective historique. Cette démarche a conduit au choix de l’ensemble des œuvres et publications, ainsi que des films et sites web présentés dans l’espace de documentation, conçu par l’Agora (maison des initiatives citoyennes de Nanterre) et l’artiste Benoît Ferchaud qui propose une interface éditoriale.
Données à voir rassemble ces œuvres sous la forme d’un grand paysage qui propose un dialogue et une circulation entre les dessins – répartis tout autour de la salle – et les installations, publications, films et sites, placés au centre, dans des installations très près du sol, invitant à s’asseoir pour éprouver la temporalité plus longue des vidéos, des œuvres en réseau et des sites web.
Dans l’espace, on trouve ainsi deux installations (Cracking Data Machine de Ali Tnani et Lukas Truniger et A Planetary Order de Martin John Callanan) trois œuvres sur écran (Data Trails de Ali Tnani, Tracking Transience de Hasan Elahi et la vidéo Atlas du Temps Présent de Claire Malrieux) et une série de publications, pour lesquelles a été créé le même dispositif composé d’un plateau bas, d’un écran et d’assises près du sol. L’ensemble favorise une mise en relation et une circulation entre toutes ces formes, pour éprouver justement les continuités entre le dessin, le code, les installations et les films, autour des mêmes questions.
Quatre fils thématiques s’entrecroisent dans l’exposition : les deux premiers exclusivement dans les dessins en périphérie de la salle, et les deux autres dans les dessins, installations et une performance.
Réseaux et pouvoirs
Une première dimension proposée par les dessins est la représentation critique de schémas de pouvoirs. À travers ses « dessins heuristiques », Mark Lombardi montre les réseaux financiers d’un avocat et d’un président de banque américaine condamnés pour détournement de fonds publics (George Franconero, Bank of Bloomfield, State Bank of Chatham) et les liens entre une banque d’état, la mafia et le financement de l’Irangate (vente d’armes à l’Iran par l’administration Reagan pour financer la contre-révolution nicaraguayenne) : Indian Springs State Bank. Les séries de dessins World Map et Column de Öyvind Fahlström, décrits par l’artiste comme « mappemondes », s’attachent quant à elles à montrer les rapports de domination qui régissent le monde et notamment les différentes composantes de l’impérialisme américain.
Avec le dessin À la Recherche du miracle économique, Julien Prévieux utilise des extraits du Capital de Karl Marx et de textes des économistes anglais David Ricardo et Adam Smith, qu’il soumet au Code de la Bible, un système de décryptage séculaire faisant apparaître des significations cachées dans des textes – mais ici, les mots clés ne préfigurent que catastrophes, crises et scandales. Enfin, en mettant en évidence l’ensemble des protagonistes du complexe industriel des prisons, les dessins Prison Map de Ahsley Hunt montrent comment s’auto-entretient le désir de croissance du système pénitentiaire.
Processus collectifs
Une autre série de dessins et schémas s’attache pour sa part à représenter des processus collectifs – y compris ceux du centre d’art lui-même comme avec Philippe Mairesse qui retrace par un poster la transformation de l’activité du secteur des arts plastiques de la Ville de Nanterre en 2013 et 2014, à partir d’entretiens et de documents. Marie-Pierre Duquoc explore pour sa part les modalités de dialogues et d’apparitions de l’art dans différents contextes et territoires. Chaque projet est l’objet d’une expérience qu’elle expose par récits performés et expositions de dessins, schémas ou organigrammes. L’artiste américain Ward Shelley traite selon ses propres termes de l’histoire et des tentatives pour comprendre le monde, organisant une masse de faits interdépendants sur de très grands posters pour mettre en évidence leurs relations : les grands schémas colorés de Addendum to Alfred Barr, History of Science-Fiction et Leading Men décrivent respectivement l’histoire de l’art, celle de la science-fiction et l’arborescence des types de rôles masculins au cinéma.
Capture et prolifération
Trois œuvres abordent des processus de prolifération de données spécifiques du web, en interrogeant leurs enjeux de pouvoir. C’est le cas de Martin John Callanan qui questionne les modes de représentation des données et la place que peut y trouver l’individu. Dans Text Trends des paires de mots ne sont comparés sur Google que pour mettre en évidence les attentes des internautes qui régissent la fluctuation de leurs valeurs ; la sculpture A Planetary Order montre l’état figé des nuages au dessus de la Terre en un instant donné, une masse de données satellites réduisant la Terre à sa propre représentation. Poursuivi par la CIA après le 11 septembre parce que d’origine afghane, l’artiste américain Hasan Elahi crée en 2003 le site Tracking Transience sur lequel il poste quotidiennement les photographies de toutes ses activités (pizzas, toilettes, aéroports, arrêts de bus…) dans un cas d’école d’« offuscation » : déborder la surveillance par la saturation des données.
Desseins et utopies
À travers des opérations de visualisation et de transformations d’éléments, souvent prélevés ou captés sur internet, d’autres artistes abordent la question des utopies et des attentes à l’égard des données. Claire Malrieux mène depuis 2009 la série Atlas du Temps Présent en générant quotidiennement un dessin à partir du code et de données scientifiques, interrogeant une possible représentation de l’actuel. La série est présentée ici sous la forme d’une vidéo créée par l’artiste, retraçant tous les dessins depuis un an. En s’inspirant des algorithmes du mathématicien Grégori Grabovoï, les dessins génératifs Économie Vibratoire imaginent un dessin performatif qui pourrait utopiquement influencer le réel. Ali Tnani extrait des données du réseau pour créer, par des installations ou dessins, des « contre-espaces » à la fois plastiques et politiques : l’installation Data Trails interroge la transformation d’une actualité tunisienne en mythe politique ; l’installation monumentale Cracking Data Machine créée avec Lukas Truniger transforme les données du réseau en vibrations sonores ; la série de dessins Blancs Documentaires évoque par la disparition du dessin la fragilité des mouvements collectifs.
Parallèlement à l’exposition, en performant une fausse conférence inspirée de Ted qui traite de la quantification compulsive du bonheur (Tout à fait satisfait, plutôt satisfait, pas du tout satisfait), Magali Desbazeille convoque une pléthore de statistiques consacrées à mesurer le sentiment du bien-être, pour poser ironiquement la question de leur sens et de leur utilité. Enfin et pour ma part, invité par Sandrine Moreau à montrer également une œuvre, je souhaitais laisser l’espace aux artistes que nous exposions et j’ai choisi d’investir la vitrine du centre d’art sur la place Nelson Mandela avec l’installation in situ La Promesse, qui évoque les attentes utopiques de contrôle par les données sur soi et sur le monde.
Livres d’artistes et films
Plusieurs livres d’artistes sont présentés au sein de l’exposition : soit pour mentionner des séries qui auraient été difficilement exposables dans ce contexte, soit que les artistes aient eux-mêmes choisi ce médium. Le livre Where the F*** was I? de James Bridle publie une série vertigineuse de photographies aériennes résultant des géolocalisations (souvent erronées) produites par son smartphone ; le livre An Atlas of Agendas du collectif Bureau d’études (Léonore Bonaccini et Xavier Fourt) rasssemble des cartographies de réseaux de pouvoirs constitués au niveau mondial pour s’assurer le contrôle sur la définition de l’avenir de la planète ; l’essai Data Soliloquies de Martin John Callanan met en évidence le caractère ambivalent et théâtralisé des représentations de données ; créé initialement par Eli Commins sur l’application Whatsapp et exposé ici sur tablette, le projet Seelonce Feenee élabore un récit à partir des traces générées par les acteurs du monde aéronautique ; la publication consacrée aux célèbres Date Paintings de On Kawara met en évidence l’épreuve du geste face à la répétition quotidienne de la même donnée que constitue la date ; dans le livre d’artiste My Google Search History, Albertine Meunier révèle ironiquement l’autoportrait involontaire et effrayant que dessine l’historique de ses recherches ; The Outage de Erica Scourti est un mémoire anonyme basé sur son empreinte numérique. Enfin et dans un clin d’œil, l’exposition montre le Journal de Jacopo da Pontormo qui, en 1556, consignait chaque jour sa nourriture dont il pensait qu’elle influençait sa peinture, proposant ainsi une forme extrêmement précoce de quantified self.
Une série de films complète cette approche, dans lesquels des documentaristes abordent la violence des enjeux politiques soulevés par des activistes, ou transparaissant dans des situations socio-politiques : Mark Boulos (All that is Solid Melts into Air), Brian Knappenberger (We are Legion : The Story of the Hacktivists), Laura Poitras (Citizen Four consacré à Edward Snowden), Sandy Smolan (The Human Face of Big Data) et le portrait de Mark Lombardi par Marieke Wegener (Kunst und Konspiration).
Libertés de regard
Par les relations historiques qu’elle explore et par le lien permanent qu’elle propose entre des médiums très différents, l’exposition Données à voir se donne pour ambition de d’aborder notre relation aux données par une approche transversale, en espérant montrer qu’elle ne se limite surtout pas à un domaine numérique, mais qu’elle concerne bien l’ensemble de l’art et de la société. Les œuvres pour leur part ne démontrent rien : chacune d’entre elle trouve sa liberté dans une proposition qui peut être aussi bien poétique que critique. Elles appellent à leur tour la liberté de regard et d’interprétation des visiteurs.
Un grand merci aux artistes pour leur confiance, leur présence et leur collaboration sans faille, à Sandrine Moreau et toute son équipe pour son invitation, sa générosité et sa confiance totale dans l’élaboration ce projet qui – dans un laps de temps pourtant assez court – aura ouvert entre nous un réel espace de rencontre, de débat et de recherche.
Revue numérique annuelle, bilingue et gratuite, antiAtlas Journal ouvre un espace éditorial dédié à une approche radicalement transdisciplinaire des frontières contemporaines. La revue prolonge les réflexions et les expérimentations menées par le groupe de recherche antiAtlas des frontières : colloques, publications, conférences, expositions… Reposant sur une collaboration entre chercheurs et artistes, elle expérimente de nouvelles pratiques d’édition et de modélisation de la recherche. Elle est dirigée par Jean Cristofol, Thierry Fournier, Anna Guilló et Cédric Parizot. Elle est consultable sur le web (desktop, tablettes et mobiles) et en PDF.
Design
Conçue et dirigée par Thierry Fournier, la conception éditoriale et graphique de la revue s’empare des potentialités d’une publication numérique pour étendre l’expérience de lecture de textes de recherche. Son design par « nappes » pour chaque article permet plusieurs niveaux de découverte : celui du texte, mais aussi le réseau et le paysage qu’il constitue avec l’ensemble de son iconographie. En ouvrant des voisinages et de circulations multiples entre textes et images, on autorise ainsi des parcours transversaux et des échelles variables de perception, qu’une organisation linéaire ne permettrait pas – bien qu’elle soit toujours disponible par la version PDF. Certaines très grandes images débordent largement des écrans : la circulation exclusive dans une image devient un des récits proposés, au même titre que la circulation dans un texte.
In Step to step, catalogue d’exposition, Presses de l’École des Beaux-arts de Rennes, 2009
Questionner le comportement du spectateur, plus précisément se demander comment son attitude peut « faire forme » et s’intégrer pleinement dans une démarche de création, voilà le champ de réflexion que je me proposais d’ouvrir lorsque je me suis tourné vers Thierry Fournier.
Différents moments pédagogiques s’articulent dans un Atelier de recherche et création (ARC). D’une manière non chronologique et générale, on peut dire qu’il s’agit de proposer aux étudiants d’acquérir objectivement des savoir-faire et des compétences directement utilisables dans leurs projets de création. Parallèlement, il s’agit de leurs communiquer les outils méthodologiques qui leurs permettront de développer une pratique plastique. Le tout fondé naturellement sur des phases d’apprentissage, mais également basé sur des rencontres, sur des projets collectifs, des échanges avec d’autres étudiants, avec les enseignants, avec d’autres lieux partenaires. Un moment privilégié et particulièrement fort ponctue et émaille la vie d’un atelier de recherche et création en art : la présence d’un artiste invité, autour d’une proposition de création et/ou d’un atelier d’expérimentation.
La rencontre avec un artiste est évidemment quelque chose d’unique. Une aventure qui, à chaque fois, renouvelle le cadre de l’atelier, marque de son empreinte un groupe d’étudiants, alimente les discussions et les pratiques, revisite la nature même des relations des uns avec les autres bien après le passage de l’artiste.
Lorsque Thierry Fournier, en réponse à mon invitation, a commencé à faire devant moi, très simplement alors que nous étions à son domicile, devant une tasse de café, le croquis intentionnel et le schéma pratique de sa proposition de création, j’ai été spontanément attiré par la place que semblait prendre l’espace à ses yeux. D’emblée, un seul point de rencontre entre l’image, le son et le spectateur. Un lieu de présence, vue l’apparente simplicité du dispositif matériel et interactif. Un lieu non pas de réduction réflexe (interactif) du corps, ou d’atomisation complexe voire robotique du geste, mais un lieu de représentation. Une consigne simple pour mettre le spectateur en relation avec le dispositif, basée sur la nécessité du geste, élément principal de l’œuvre, qui en permet l’appréhension et aussi le dépassement. L’esquisse impressionnante d’un espace vide, sans raison apparente en dehors d’une gestualité, d’une implication définitoire du corps du visiteur, qui devient, physiquement et de façon interpersonnelle, voire sociale (cet aspect du travail de Thierry Fournier se révèlera à moi plus tard, lorsque Step to step vivra réellement au sein de l’école des Beaux-Arts de Rennes) l’espace même (au sens perceptif) de l’installation.
De plus, la proposition de Thierry Fournier ne semblait pas s’appuyer sur le déploiement d’une technologie matérielle et informatique lourde et imposante. Mon point de vue ici est celui de l’enseignant, qui ne veut pas voir l’espace de son atelier de création transformé en laboratoire informatique, cantonné à des questions de choix logiciels ou de réglages matériels. Il ne faut pas se méprendre sur le sens de mes paroles. Concevoir une installation interactive, réclame à l’évidence, des compétences et un savoir-faire techniques et numériques indéniables. Ce que je veux simplement dire, c’est que les solutions technologiques sont relativement nombreuses et interchangeables finalement (du fait même de l’obsolescence des machines et des versions successives des logiciels qui les commandent), alors que le regard du créateur, la démarche de l’artiste, son expertise et son univers de création sont uniques, fascinants à découvrir et côtoyer au quotidien, au cœur même de l’aventure que représente la création in situ d’une œuvre. Par ailleurs, maintenir strictement la technologie dans le cadre pratique des seuls moments d’expérimentation permet de bien faire la part des choses entre ce que l’artiste veut convoquer et solliciter dans l’œuvre, et les moyens plus ou moins contingents et ingénieux qu’il est amené à retenir pour concrétiser et supporter ses intentions. Moyens dont la nature contextuelle confère une portée toute locale en regard des enjeux de la création.
À ce niveau-là aussi, la démonstration à laquelle Thierry Fournier nous a conviés, sans omettre toute la chaleur de son humanité et un brin d’humour, fut magistrale. Les choses se sont d’ailleurs mises en place très naturellement dans l’atelier Espaces sonores et immersion. Et dès les tous premiers instants, j’ai senti que par sa présence, Thierry Fournier, par-delà la création elle-même, allait pleinement investir l’espace méthodologique et notionnel de l’atelier, et procurer aux étudiants une expérience enrichissante, faite d’échanges, de questionnements, d’observations et de sollicitations. Méthodologiquement, Thierry Fournier a abordé son propre projet de création d’une manière véritablement matricielle, nous conviant pratiquement à participer d’une démarche que je qualifierais globalement de « transversale et multiforme ». Et ceci dans le sens d’une profonde et solide approche pluridisciplinaire qui nous a finalement plongés, en complète résonance avec l’avancement du projet (et l’apparition des difficultés), au cœur de problématiques aussi diverses et soudaines que la programmation informatique, la diffusion sonore, la diffusion vidéo, la scénographie, la technologie de la captation, la fabrication des différents éléments inhérents à l’installation, et, surtout, moment précieux, l’articulation de tous ces vecteurs expressifs et perceptifs, au sein d’un processus artistique d’une grande rigueur (vision précise de l’interdépendance des éléments constituants de l’œuvre, conception dynamique et ouverte de l’articulation globale du dispositif, approche tantôt historique, tantôt analytique des fonctionnalités, des couches structurelles propres à la création et de leurs liens, souci de la lisibilité et de l’intégration des éléments non essentiels, mise en perspective continuelle des choix pratiques et de leurs conséquences), afin d’engendrer un dispositif « d’une seule pièce », débarrassé de tout ce qui pourrait créer des tensions superflues voire perturbantes dans le dispositif proposé au public.
In situ, Step to step a vu s’exercer une pratique, physique, identifiée comme telle dans la mise en œuvre de gestes se déclinant sur des modes variés et une énergie toujours renouvelée, dépassant et de loin une simple (et commune) phase exploratoire. Installation vidéo et sonore catalysant rencontres, échanges, dialogues, envies de bouger et de participer, collectivement le plus souvent, Step to step a été décrite presque unanimement comme une expérience « chorale » dans l’instant vécu, mêlant l’altérité du corps, une communauté de mouvements (plus ou moins imitatifs) et le temps qui passe, alors que seul le geste en qualifie la perception.
Thierry Fournier, Ce qui manque, catalogue, La Panacée, 2014
Le projet de l’École de la Panacée que Franck Bauchard m’a proposé de concevoir et coordonner pour sa saison inaugurale invite des étudiants en licence 3 (Communication, médiation et multimédia et Licence professionnelle concepteur réalisateur audiovisuel). Son enjeu est de proposer une expérience de l’art pendant une saison, dans une approche centrée sur la notion de transmission.
On se situe dans ce contexte particulier d’étudiants qui abordent l’art en dehors d’une école d’art, que je connais pour l’éprouver à Sciences Po ainsi qu’à l’École nationale supérieure d’art de Nancy, où les « ateliers de recherche et création » s’adressent aux étudiants de trois écoles au sein du dispositif Artem. La comparaison s’arrête là car leurs objectifs sont différents, ces deux expériences visant la création de projets par les étudiants. On y retrouve néanmoins un enjeu commun : celui d’inventer des situations de partage d’une démarche en art, en essayant d’inviter à la compréhension des processus de création d’œuvres sur des durées limitées. Par leur caractère atypique, ces expériences donnent à penser?: elles instaurent une situation d’altérité qui est déstabilisante et riche de sens pour tous.
J’ai proposé que cette année soit consacrée à un « atelier de curatoriat » accueillant trois artistes et aboutissant à la création d’une exposition collective. Les étudiants ont été confrontés à l’ensemble des étapes de création de trois œuvres et d’une exposition?: discussions sur les concepts initiaux, accompagnement des artistes pendant trois résidences au cours desquelles chacun-e d’entre eux a créé son œuvre in situ, conception de la scénographie et réalisation de l’exposition, documentation et publication d’une édition.
On pourrait employer plutôt ici le terme « école de l’art » : à la différence évidente d’une école d’art, il s’agit ici d’éprouver pendant un moment limité une relation intensifiée avec des pratiques d’artistes?: en ressentir les tensions, les enjeux, les pratiques, l’organisation quotidienne, l’émergence des idées, la difficulté des choix… Les collaborations et échanges avec les étudiants (et leurs enseignants) se sont ainsi déployés à de multiples niveaux, selon les situations de chacun.
Enfin, l’ensemble revêtait une dimension expérimentale important, du fait du caractère inédit du projet. On peut souhaiter que le dispositif soit à l’avenir explicitement intégré dans leur cursus, ce qui impliquerait d’autres enjeux et faciliterait évidemment leur disponibilité.
Ce projet invite ainsi à une expérience partagée entre étudiants, artistes invité-e-s et curateur, dans une logique de recherche-création. Il entretient un rapport étroit avec des projets curatoriaux que j’ai déjà menés comme Pandore, Conférences du dehors, Fenêtre augmentée, Cohabitation. Sous des formes diverses, tous proposent un protocole accueillant des interventions pluridisciplinaires s’exerçant par la pratique autour d’un objet commun. Je poursuis à travers ces projets une démarche que je qualifierais d’interactionnelle : des situations d’actions et d’intersubjectivités qui aboutissent à des objets interrogeant eux-mêmes des notions collectives : l’écoute, le paysage, l’engagement, la surveillance, le flux…
Le titre Ce qui manque propose d’ouvrir un champ délibérément large qui s’intéresse à la mise en évidence d’enjeux collectifs liés aux utopies. Face à une situation contemporaine de « post-démocratie » et la prise de pouvoir sur la culture par les industries, se dessine un enjeu d’expression des conditions permettant l’émergence de projets collectifs, en dehors des logiques marchandes. Il s’agit à la fois de désir, de tensions productives entre individus et communauté et de possibilité d’envisager les formes d’un monde commun en dehors des formes du positivisme ; cette phrase peut s’adresser à tous.
J’ai choisi d’inviter quatre artistes dont un binôme (Armand Behar, Laura Gozlan, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin) qui abordent tous, sous des formes différentes, la question des représentations collectives : la formation de narrations collectives autour d’une utopie pour Armand Behar, la confrontation de fictions scientifiques et cinématographiques traitant de l’augmentation de l’homme chez Laura Gozlan et enfin les recherches sur l’intelligence en réseau et le contrôle chez Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon.
Ces trois démarches résonnent entre elles de manière importante ; elles ne figurent jamais littéralement des situations d’utopies mais soulèvent, chacune à leur manière, les enjeux de son émergence et les fictions qu’elle suscite. Armand Behar poursuit ici son projet unique Histoire d’une représentation en mettant en scène les éléments d’une commémoration à l’adresse de « ceux qui sont passés dans l’image » : une figure d’utopie mais aussi de solitude, qui renvoie à la condition contemporaine. Avec Remote Viewing, Laura Gozlan convoque des figures de films de genre où érotisme et paranormal évoquent des communications mentales à distance?; irriguant un ensemble d’objets par la lumière d’une vidéo, l’œuvre évoque la possibilité d’un laboratoire pour ces expériences. Enfin, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin proposent par une maquette et une vidéo un univers où le monde animal réinvestirait un data center déserté : ultimes signes d’un World Brain en voie de mutation vers d’autres formes. À travers des registres différents, ces trois œuvres proposent ainsi des figures de seuils, où la relation entre l’homme et son environnement serait prête à basculer vers des formes inconnues.
Chaque artiste a été invité à créer son œuvre à La Panacée pendant une semaine de résidence, accompagné par un groupe d’étudiants et moi-même. Les trois pièces se déploient dans une même salle et dans une disposition chronologique. J’ai proposé aux artistes de s’emparer librement d’un élément minimal de display commun formé par des estrades en peuplier au format d’une palette. À la fois scénographie et support, ces éléments modulaires accueillent et supportent les stratégies spatiales des artistes. Utilisés comme plateau, table ou socle, ils jalonnent l’espace et suggèrent des relations possibles entre les œuvres.
Nicolas Feodoroff, In Progress, publication Last Room / Dépli, Pandore 2015
Soit une tablette et un film, Last Room de Pierre Carniaux : déjouant la finitude de l’objet-film et son déroulement imposé dans le temps, Thierry Fournier propose avec Dépli une autre appréhension de la matière film. Entre le film et l’œuvre interactive, l’idée – simple de prime abord – s’avère aussi délicate à mettre en œuvre que ses enjeux sont vertigineux : faire un film et son dépli. Soit, pour reprendre les termes de Thierry Fournier et Pierre Carniaux : créer deux pans d’un même diptyque. Certes, l’histoire des formes cinématographiques nous apprend que l’on s’est souvent frotté aux principes constitutifs de ce que l’on nomme habituellement cinéma, s’affranchissant de la salle pour certains en se déplaçant dans l’espace muséal ou ailleurs, défaisant le continuum de la projection pour d’autres. Expériences qui ont ouvert des échappées hors du rituel de la séance et du déroulement tous deux inscrits dans une temporalité fixée à l’avance, notamment avec les installations multi-écrans où un montage mental est laissé à l’appréciation de chaque visiteur.
Dépli s’inscrit dans cette économie là : s’approprier le même matériau qu’un film, mais selon une forme renouvelée. Car le projet a ici comme ambition de prendre en charge la matière même de ce qui précède le film, ses rushes, dans un dispositif qui engage une nouvelle façon de voir et de pratiquer les images (comme y contribue notamment la position debout dans la version de l’œuvre en salles, qui prive de l’abandon que permet le confort du siège de la salle de cinéma.
Soit ces rushes? donc – la matière à partir de laquelle se fabrique un film – qu’il est alors possible de voir, et d’expérimenter à son propre rythme. Matériaux habituellement invisibles (ce que Chris Marker appelait par antiphrase ses épluchures), matière souvent riche mais dont le film doit s’extraire justement pour s’affirmer comme un film, en tant que choix (esthétique, éthique… peu importe ici leur nature) opérés à partir de données enregistrées. Ici, d’autres choix sont proposés au spectateur qui entrevoit ce qui a été mis de côté lors du montage final. Mais il ne s’agit pas de (re)faire un film en procédant à un remontage à son propre compte. Il s’agit de se réapproprier et de retravailler ces images autrement, avec une matière plus ample, car la durée des plans présents dans Dépli excède de 30 minutes celle du film. Enfin, au-delà de ses conditions de jeu (qui peut s’effectuer soit individuellement à domicile, soit aux yeux de tous, dans une salle de cinéma devenu l’espace où se fait le travail, en direct et en public), le dispositif de Dépli ne permet de garder aucune trace du cheminement du spectateur dans les images, sinon ses bribes laissées dans la mémoire de ceux qui l’ont éprouvé. Singularité de cette expérience à chaque fois unique, inscrite dans le présent de sa réalisation, telle une performance sans archive.
Avec Dépli, la place du spectateur de cinéma est revisitée, prenant en compte un autre outil : la tablette. Objet technique individuel par excellence, qui se retrouve engagé ici dans un usage paradoxal. Au carrefour d’un espace collectif et d’une forme d’hyperindividualisme contemporain qui s’exacerbe dans cet objet, et comme en écho aux possibilités que les divers supports et réseaux permettent désormais dans cette masse mise à disposition par Internet, Dépli propose une forme d’actualisation des expériences qui ont visé à faire sortir le cinéma de son dispositif actuel, forme historiquement héritée du théâtre qui s’est peu à peu imposée comme norme et qui serait aux yeux de certains irréductible et intangible.
Pli
Le dépli se montre comme une étoffe, une combinatoire des images présentes. D’un geste bien concret, faire agir les doigts, Dépli signale ce paradoxe de la distance propre aux images, ici amplifiée par l’origine géographique, et leur proximité tactile, cette sensation de les posséder par le seul toucher. L’effleurement qui, du bout des doigts, invente un monde qui s’offre à notre regard. Passage du geste à l’image projetée, donc à proprement parler manipulation des images. Où l’on joue des durées, des superpositions, créant des formes qui elles aussi déplient les possibilités, du film à la tablette et au DVD. Déambulation, dérive dans un espace labyrinthique dans lequel le spectateur-manipulateur est invité à se perdre et à creuser la matière visuelle, à développer ses propres désirs, offrir ses propres déplis de plans sur plans, expérimenter ses propres associations, possibilité borgésienne de bifurcations infinies dans un espace clos. Cela constitue, selon la formule d’Umberto Eco, une œuvre ouverte, dans un accomplissement jamais nécessaire mais toujours possible, à chaque fois remis en jeu. Le mot est dit : il s’agit de jouer, un peu comme avec un jeu de cartes – mais au-delà de la seule combinatoire, les cartes sont ici variables selon les associations et les durées que l’on retient, le mode et le degré de fondu entre les images, le ralentissement, l’accélération, l’inversion du mouvement, la surimpression… Une multiplicité faite d’arrêts, de suspens, de rencontres fortuites que ce geste rend possibles. Ainsi le dépli opéré n’est pas un démontage du film ni sa mise à plat. Pas plus un retour à une quelconque forme initiale antérieure à l’opération de montage, tel un origami qui une fois déplié restitue la feuille telle qu’avant. Il n’y a pas un retour à un avant, il y a de l’autrement. Matière ductile par le geste de la main, entre deux doigts, comme un pliage. Comme le note Gilles Deleuze, «?Le dépli n’est jamais le contraire du pli (…) Déplier signifie tantôt que je développe, que je défais les plis infiniment petits qui ne cessent d’agiter le fond, mais pour tracer un grand pli sur le côté, duquel apparaissent des formes » et de préciser que « toujours je déplie entre deux plis, et si percevoir c’est déplier, je perçois toujours dans les plis ».
Détails
Déplier c’est encore plier, et dans cet espace l’image n’est plus tout à fait une fenêtre mais s’offre comme une surface, un déjà-là infiniment manipulable. Les images changent de statut : de leur rapport au monde tel qu’implicite (et néanmoins problématique) avec un réel préexistant, nous voilà d’abord avec des images en tant que telles. D’une forme de verticalité, du monde vers l’image et retour, nous voilà dans une horizontalité des images soumises à notre geste, où elles fonctionnent les unes par rapport aux autres, ce que produit déjà le cinéma comme montage. À portée de la main et à distance, nous sommes ainsi dans un pur rapport de surfaces. Les images, surface rejouée, redoublée par celle de la tablette sur laquelle glissent les doigts, entre jeu vidéo et dessin, avec ce monde au bout des doigts, un monde que l’on dessine. Rien que des images où l’on peut opérer par le détail et en détail. Changement de nature ou de degré ? Changement du regard ? Du cinématographique assurément, et du cinéma si l’on considère que cela reste un pur mouvement, non du monde dans son battement, mais des images dans leur respiration, qui construisent des mondes selon une poétique renouvelée. De la table de montage et du siège du spectateur, un court-circuit s’est opéré dans la relation des parties au tout qu’est un film. Pas une totale substitution, mais un chevauchement, une superposition des deux moments.
Du film à sa manifestation dans Dépli ? L’un qui appartient au cinéma dans sa forme historique, l’autre qui en serait une de ses formes à venir ? Il serait aussi vain qu’inutile de se lancer dans une telle prédiction. En revanche cela ouvre sur un des possibles d’un cinéma, étant lui-même ce que Bernard Stiegler nomme pour en faire la critique un objet temporel industriel, qui en croise un autre pour engendrer cette forme singulière. L’histoire nous a enseigné que les artistes comme les cinéastes (depuis l’intérieur du cinéma comme espace constitué, comme depuis son extérieur) ont joué avec la forme achevée de la bobine se déroulant et avec son espace de réception, la salle. Gardons la salle, son spectateur et déplions cette bobine devenue un stock, non pas d’images mais de séquences, de longueurs variables et inconnues pour celui qui les expérimente.
Faire un film revient ici à élaborer les fragments possibles d’un film inexistant et en quelque sorte construire des extensions à ce monde qu’est le film-matrice, agencer nos propres divagations qui en émanent, lui appartiennent, s’en échappent, tout en lui restant liées. Comme une bobine qui dessinerait une infinité d’entrelacs – l’image d’un film en expansion. Ouvrir ses possiblités, brèves, longues, contemplatives, aléatoires, calculées, systématiques, rêveuses… infinité des potentialités nourries d’intensifications de ses fragments. Plaisir de faire et de travailler une matière, jouer des hasards et des accidents, inventer, brasser les images dans leur épaisseur charnelle.
Nicolas Feodoroff est critique d’art et de cinéma, programmateur au FIDMarseille.
Anne-Lou Vicente, Le Tissu des images, catalogue Last Room / Dépli, Pandore 2013
Dépli est né d’une rencontre. Celle que fait l’artiste Thierry Fournier avec le réalisateur Pierre Carniaux, avant même que ce dernier ne tourne au Japon son film Last Room. Une rencontre dont va procéder une fructueuse collaboration au sein de laquelle duo, dialogue et diptyque se retrouvent étroitement associés. Si le chiffre deux a ici toute son importance, c’est bien parce que l’essence de Dépli, du point de vue de sa genèse comme de son fonctionnement, se situe dans les interstices.
À l’instar des « dispositifs intermédiaires » que conçoit Thierry Fournier, Dépli convoque un important réseau de relations : entre l’œuvre et le film Last Room (et leurs auteurs respectifs), entre l’œuvre et le spectateur / joueur, entre les spectateurs / joueurs eux-mêmes, entre leur corps et l’espace / environnement dans lequel ils se trouvent etc., la dimension interhumaine qu’elle met littéralement en jeu relevant, dans une certaine mesure, d’une « esthétique relationnelle » (1), et ce d’autant plus qu’elle investit des formes sociales et culturelles existantes, telle que peut l’être en l’occurrence la salle de cinéma (2), paradigme de l’expérience à la fois individuelle et collective ritualisée.
Présenté comme un dispositif de « cinéma jouable », Dépli s’adresse au spectateur / visiteur en même temps qu’il en requiert la participation. Invité à réaliser son propre parcours à l’intérieur du film ou, plus exactement, dans ses entre-deux (plans), le spectateur combine observation et action – sans pour autant que cette observation ne rime avec passivité –, émission et réception, dans une logique alternative oscillant entre voir faire et faire voir. Si, pour reprendre la célèbre formule de Marcel Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les tableaux », ici, les spectateurs, s’ils ne refont pas l’histoire, sont conviés à faire leur cinéma, devenant pleinement acteurs dans ce contexte de prolongement d’une œuvre de cinéma impliquant moins sa réécriture que sa réinvention à travers le prisme d’une personne, un esprit, une voix en soi.
Nourri par des pratiques situées aux croisements de l’art contemporain et du cinéma traditionnel telles que le cinéma expérimental, l’art vidéo et l’art multimédia notamment, l’élargissement de la forme cinéma (3) s’opère dans le cas de l’installation Dépli à différents niveaux, à commencer par les lieux mêmes dans lesquels elle s’inscrit – de la salle de cinéma au home video en passant par l’espace d’exposition – et par conséquent au niveau des usagers et, avec eux, des usages, lesquels relèvent à plus d’un titre de la postproduction, l’œuvre impliquant des « traitements effectués sur un matériau enregistré » (4), préexistant voire préalable, dans la mesure où, du moins en salles, elle succède à la projection du film Last Room.
« Le cinéma est à la fois source et paradigme des nouveaux médias. Source, car il est l’instrument qui permet de comprendre la transformation de la représentation au travers des écrans qui la conditionnent. On passe ainsi de l’écran classique (une surface rectangulaire, une « fenêtre sur le monde » comme l’envisage André Bazin) qui propose une vision frontale d’un espace figé, à l’écran dynamique où les images sont mouvantes et induisent d’autres régimes de la vision et où les questions de l’immersion et de l’identification du spectateur sont prépondérantes. » (5). Les dizaines de plans-séquences extraits du film, stockés dans le chutier de l’interface, apparaissent comme autant de samples à partir desquels le joueur est amené à composer sa propre musique, et entre lesquels il est invité à se frayer un chemin à tâtons, à naviguer – quitte à dériver –, jusqu’à sentir le souffle d’images devenues poreuses et, à l’envi, en ralentir le rythme ou au contraire, le précipiter.
Cette manipulation des images comme du son – tant sur le plan formel que temporel et ciné(ma)tique – s’opère via une tablette tactile qui fait du toucher le véritable moteur de l’expérience. Venant contrebalancer (ou plutôt compléter ici) le régime scopique classique de la projection cinématographique sur (grand) écran qui, bien qu’incitant le spectateur à se plonger dans le film, le tient à distance, Dépli propose de s’y engager physiquement, sensuellement, de toucher les images en vue de les affecter (et réciproquement). « Les différentes formes de cette relation entre cinéma, film, perception sensorielle, environnement physique et le corps peuvent être représentés comme une série de métaphores, de concepts dichotomiques, qui peuvent être «?cartographiés?» sur le corps : ses surfaces, ses sens et modalités de perception, ses facultés tactiles, affectives et sensori-motrices », écrivent Thomas Elsaesser et Malte Hagener dans l’introduction de leur ouvrage Le Cinéma et les sens (6). « Nous traiterons ici de théories basées sur l’idée que la peau est un organe et que le toucher est un moyen de perception, d’où découle la compréhension du cinéma comme expérience tactile, ou, inversement, qui dote l’œil de facultés «haptiques», par-delà la dimension «?optique» habituelle?», poursuivent les auteurs en évoquant leur cinquième chapitre intitulé «?peau et toucher?».
(Qu’est-ce) qui (se) joue (dans) Dépli ? Dans une forme de « partage du sensible », cette œuvre interactive renouvelle l’expérience cinématographique et, telle une invitation au voyage dans les images et à leur écoute, invite le spectateur à les (é)mouvoir en errant parmi les infinis plis de leur tissu (7).
Anne-Lou Vicente est critique d’art et commissaire d’exposition indépendante. Elle co-dirige la publication de VOLUME – What You See Is What You Hear, revue d’art contemporain sur le son semestrielle et bilingue distribuée par Les presses du réel. Elle est co-commissaire en résidence pour l’année 2013 à La Maison populaire, centre d’art à Montreuil.
Notes
1. Voir Esthétique relationnelle (1998), essai culte du critique d’art Nicolas Bourriaud dans lequel il rend compte de la manière dont certaines pratiques artistiques contemporaines œuvrent à l’émergence d’une « société relationnelle ».
2. L’espace d’exposition est un autre type d’espace public dans lequel apparaît Dépli, qui peut aussi être expérimentée à domicile.
3. Il est bien sûr ici fait référence au « cinéma élargi », traduction française du concept d’expanded cinema théorisé par Gene Youngblood dans un ouvrage éponyme paru en 1970.
4. Partie de la définition du terme postproduction que l’on retrouve dans les premiers mots de l’essai de Nicolas Bourriaud Postproduction (2004) qui, avec celui qui le précède évoqué plus haut (Esthétique relationnelle) forme une sorte de diptyque.
5. Yann Beauvais, « Code source ouvert », préface à l’édition française (Les presses du réel, Dijon, 2010) de Lev Manovich, Le Langage des nouveaux médias (MIT Press, 2001).
6. « Le cinéma, sa théorie, le corps et les sens » in Le Cinéma et les sens, Thomas Elsaesser et Malte Hagener (traduit de l’anglais par Jeremi Szaniawski), Presses Universitaires de Rennes, 2011.
7. Étymologiquement, le terme diptyque signifie «?plié en deux?».
Pau Waelder, Trop de données ne suffit pas, catalogue d’exposition Overflow, Pandore Edition 2015
Internet a débordé. Il n’est plus cantonné dans un « cyber-espace », séparé de notre monde « réel », de notre existence quotidienne. De nos jours, il n’est plus nécessaire d’effectuer un appel téléphonique pour connecter un ordinateur personnel au Web au biais d’un modem bruyant. Cette connexion n’est plus temporaire mais permanente, et être connecté n’est plus une option. Ce qui se produit sur le Web ne reste pas sur le Web, dans la mesure où nos identités en ligne cessent d’être de simples masques ou avatars fantastiques pour se rapprocher davantage de projections idéales de nous-mêmes.
Même lorsque nous ne sommes pas en train de naviguer sur le Web ou de partager des contenus sur les réseaux sociaux, quand nous éteignons l’ordinateur et allons nous coucher, notre présence en ligne continue, et nous en restons redevables. Internet a dépassé le domaine des ordinateurs interconnectés, des smartphones et des tablettes, et a non seulement pénétré toutes sortes d’autres objets, mais a aussi imprégné notre culture, notre langage et nos activités quotidiennes. On pourrait argumenter qu’Internet n’existe pas, puisqu’il n’a pas de forme, ou encore qu’il a cessé d’exister dans sa forme antérieure, et qu’il est devenu quelque chose que nous ne savons pas encore définir. Cette « chose jadis connue comme Internet » n’est plus un espace – dans la mesure où elle se répand dans tous les espaces et dans toutes les activités, mais un flux constant de données qui s’échange dans les deux sens, depuis et vers l’utilisateur. Et en tant qu’utilisateurs, nous en faisons partie, que nous le voulions ou non.
En effet toutes nos actions sont d’une manière ou d’une autre enregistrées sur le réseau, que ce soit en tant que recherche, préférences, date et heure d’accès, adresse IP, hashtags, Likes, Pokes ou commentaires, fichiers chargés ou téléchargés, identifiants ou profils d’utilisateurs. Les flux de données se déversent désormais de nos corps vers nos dispositifs [nota : nous proposons d’inverser la phrase compte tenu de la description qui suit] : nos battements cardiaques, nombre de pas, heures de sommeil, calories brûlées sont désormais comptabilisés. À l’instar de ce que Robert Musil décrivait dans L’Homme sans qualités, il est presque impossible de vivre dans une société post-industrielle sans prendre part à un échange de données par réseau, puisque toute action peut être enregistrée ou quantifiée. Le réseau est à tel point omniprésent qu’il est devenu invisible, aussi indispensable et apparemment inexistant que l’air que nous respirons.
Ce débordement ne se limite pas à la circulation de données: notre rôle en tant que spectateurs et utilisateurs va bien au-delà de la simple réception passive de contenus et dépasse la portée limitée que peut avoir la voix d’un individu. D’une part, nous sommes plus nombreux que jamais à pouvoir produire des contenus, être créatifs, et participer aux activités de communautés. Clay Shirky, qui évoque un « surplus cognitif », laisse entendre que les publics ne sont pas de simples rassemblements d’individus passifs, mais constituent plutôt des groupes, dont les membres peuvent utiliser leur temps libre pour apporter leur contribution aux efforts collectifs. D’autre part, les actions ou idées d’un seul individu ou d’un petit groupe de personnes peuvent rapidement déclencher une révolution ou faire naître une tendance. Dans les deux cas, les limites sont dépassées, les délimitations deviennent obsolètes. Il semblerait que, à l’heure d’Internet, les frontières et les hiérarchies aient perdu de leur force, dans la mesure où les réseaux permettent à tous de se connecter à une vaste ressource de savoirs et d’instruments, et de répandre leurs idées auprès d’un public mondial. Ce n’est pourtant pas le cas.
Protocole
Alexander Galloway dénonce la notion généralisée selon laquelle Internet serait une masse imprévisible de données, sans aucune direction centrale ni hiérarchie. S’il est vrai que les réseaux reposent sur des nœuds que s’associent de façon non-hiérarchisée, de pair à pair, c’est l’existence d’un protocole qui assure un moyen de contrôle du réseau. Ce sont les protocoles qui définissent les normes d’action: sur Internet, le protocole TCP/IP permet aux ordinateurs de communiquer entre eux, facilitant ainsi l’échange de données sur lequel est fondé le réseau. Le réseau existe grâce à un protocole partagé. Par ailleurs, des normes telles que DNS sont réglementées en une structure hiérarchique, ce qui, paradoxalement, permet d’accéder à l’information dans un Internet apparemment désordonné. Ainsi, il existe un moyen de contrôle et une hiérarchie de base dans le flux continu et inéluctable de données qui nous alimente et que nous alimentons, et qui fait partie de la structure-même du réseau. Cette condition ne concerne pas exclusivement les réseaux de données: selon la description que fait Galloway du protocole — « tout type correct ou approprié de comportement au sein d’un système précis de conventions » — nous pouvons constater que nous suivons constamment, dans nos vies quotidiennes, un ensemble de protocoles.
Overflow
L’installation sonore Set-up (2011) s’adresse aux visiteurs de l’exposition par une série de messages semblables à ceux des annonces publiques diffusées dans les gares, aéroports, ou centres commerciaux. Certains de ces messages semblent répondre à des objectifs de direction du flux des visiteurs (« les visiteurs sont priés d’avancer, merci »; « cinq personnes maximum, merci »), pendant que d’autres diffusent des extraits de textes littéraires qui semblent hors-contexte voire insensés (« une ombre m’accompagne, des reflets démultiplient mon apparence, un horizon se projette devant moi, merci »). Enfin, certaines phrases expriment des ordres plus directs qui évoquent des messages d’urgence (« tous les visiteurs stoppent immédiatement, merci » ; « tous à terre, merci »). Les phrases sont lues par une voix féminine, sur un ton aimable mais assez autoritaire, toutes se terminant par un chaleureux « merci ». Comme une présence désincarnée, la voix remplit l’espace d’exposition et le transforme en scène d’un spectacle : celui qui est involontairement joué par les visiteurs, qu’ils suivent ou non les instructions. Un protocole s’instaure ainsi dans la mesure où ce système d’annonces fictives exige une attention soutenue du visiteur à travers les demandes absurdes qu’il émet. Alors que des messages tels que “merci de ne pas fumer” ou “ne laissez pas vos effets personnels sans surveillance » seraient interprétés par les visiteurs comme des consignes de conduite et seraient dûment suivis sans être remis en cause, ici, l’absurdité des phrases prononcées dans cette installation conduit à interroger leur propos, ainsi que leur autorité: pourquoi devrions-nous écouter et respecter de tels ordres ? Les annonces sonores ont en commun avec d’autres formes de circulation de l’information dans notre société le fait qu’elles sont constamment diffusées et que l’on ne peut pas, en quelque sorte, leur échapper. Elles appartiennent à un système vertical dans lequel le public est un récepteur de messages diffusés par un émetteur. Faute d’affichage visuel, rien ni personne ne peut leur répondre : il n’existe tout simplement aucune possibilité de dialogue.
De la même manière, Ex / if (2014), série de trois vidéos (Cool, Mori, Service) filmées par Thierry Fournier lors d’un voyage au Japon, aborde la manière dont les humains sont soumis à des flux et protocoles dans la plus grande mégapole de la planète. Trois vues de Tokyo sont présentées comme des documents bruts, objectifs et non modifiés. Le regard est suspendu pendant un long moment sur ce qui, habituellement, ne retiendrait que brièvement notre attention. Cette prolongation du regard nous permet de d’observer de plus près, de prêter attention aux détails, de rechercher ce qui se passe dans ces scènes apparemment sans importance.
Dans la vidéo Cool, le toit de la tour Mori à Roppongi Hills, le sixième plus haut bâtiment de la ville, est peuplé par de nombreuses machines : systèmes de ventilation, caméras de sécurité, anémomètres et haut-parleurs qui diffusent une musique d’ambiance. Dans ce domaine à haute technicité, loin de l’activité quotidienne qui se déroule cinquante-quatre étages plus bas, cette douce bossa-nova semble hors de propos. Trop humaine, elle a pour vocation d’apaiser les visiteurs qui parcourent cette terrasse d’observation en profitant de la vue sur la ville. Au lieu de ces points de vue, nous observons des machines qui climatisent le bâtiment et lui fournissent des informations provenant de l’extérieur. Elles nous conduisent à penser l’immeuble comme un organisme traversé par des flux de personnes, de données, d’ondes électromagnétiques, d’électricité, d’eau, d’air chaud et froid. Le silence calme de ce toit, baigné par la lumière chaude du soleil couchant et la musique apaisante, trahit l’activité frénétique qui donne à ce bâtiment sa raison d’être.
Dans Mori, la nuit tombe et la ville est plongée dans l’obscurité. Une autoroute surélevée traverse le quartier de Roppongi Hills et mène vers Chiyoda, une large artère de lumière qui traverse les bâtiments. La circulation incessante de voitures et de camions souligne cette analogie: la ville apparaît elle aussi comme une entité vivante, dont les organes vitaux, les veines et les organes se répartissent sur un vaste territoire. Pourtant, cette longue route brillante semble appartenir à un autre espace-temps que celui de la ville : elle emprunte à l’esprit du roman de Haruki Murakami 1Q84 (2009), dans lequel une sortie de secours sur l’autoroute, sensée déboucher sur une rue, emmène en réalité les personnages dans une dimension parallèle. Elle illustre également la notion d’une ville gouvernée par les flux. Comme Roland Barthes l’a fait remarquer dans son livre L’Empire des signes (1970), Tokyo est une ville dont le centre est vide, ses nombreux quartiers étant définis par le vide de gares elles-mêmes traversées quotidiennement par des milliers de personnes.
Sur un court de tennis (Service), nous voyons un très grand nombre de joueurs frapper la balle à tour de rôle. Bien que partageant un terrain conçu pour un maximum de quatre personnes, ils sont beaucoup plus nombreux. L’un après l’autre, ils entrent sur le court, frappent la balle entrant avec une raquette et quittent rapidement le terrain afin de permettre au joueur suivant d’effectuer la même action. Lorsqu’une une balle touche le filet, quatre enfants ramasseurs s’élancent de part et d’autre du court et se précipitent vers elle. Cependant, seul l’un d’entre eux attrape la balle, tandis que les autres feignent de jouer le même rôle. Observant ce protocole, nous constatons qu’aucune de ces personnes n’est en train de disputer un match, mais que toutes ne prennent part qu’à un fragment de son activité. Dans une sorte de métaphore cybernétique, tous s’entraînent pour le jeu dans un système chorégraphié qui distribue les actions d’un seul joueur parmi une multitude de participants.
On pourrait facilement imaginer en haut de la Mori Tower un système d’annonces sonores comme celui de Set-up, dictant à chaque citoyen un ensemble d’instructions pour mener à bien les actions appropriées à chaque contexte, que ce soit au bureau, sur l’autoroute ou tout en jouant au tennis. Mais un tel système ne serait même pas nécessaire : ces protocoles sont déjà intégrés dans nos vies quotidiennes.
Post-production
Les flux d’information et les protocoles façonnent aussi notre perception de la réalité, en particulier à travers les médias dont nous sommes de plus en plus dépendants pour former une image du monde qui nous entoure. Comme l’affirme Hito Steyerl, nous sommes exposés à « trop de monde » et nous avons besoin de procéder à une sélection permanente du flux d’information qui nous entoure pour lui donner du sens. Cela signifie non seulement que le contenu diffusé par les médias est une version de la réalité, mais que la réalité elle-même devient le produit d’une opération de montage et de post-production et ne peut être appréhendée qu’en ces termes.
L’installation Précursion (2014) explore cette relation entre les médias et la réalité en associant un mashup de séquences vidéo enregistrées chaque fois in situ, de musiques extraites de blockbusters et de fils d’information captés en temps réel sur internet. De par leur juxtaposition avec des musiques destinées à d’autres scènes, les vues d’un environnement familier deviennent soudain une zone de conflit, le site d’un événement mémorable ou d’une catastrophe, alors même que le sous-titrage par les fils de news décrit des situations qui se déroulent encore ailleurs. La réalité (à la fois celle des séquences vidéo et celle des titres de l’actualité) devient une fiction, à travers la combinaison d’éléments dissociés. Cette fiction, à son tour, devient une réalité à laquelle nous essayons de donner un sens en combinant trois canaux d’information : l’un s’adressant à la perception visuelle (et à l’hypothèse que les choses que nous voyons sont réelles), l’autre s’adossant à notre connaissance de l’actualité, et le dernier se fondant sur nos émotions. Comme le suggère Steyerl, la réalité est éditée et post-produite dans cette œuvre qui questionne les médias et notre propre perception médiatisée du monde. En outre, le titre lui-même conduit à penser que la réalité est créée, voire prévue, par les médias: un arrière-goût troublant de cette installation est la pensée que ce que nous voyons, tout en n’étant pas réel, pourrait le devenir dans le futur. Le fait que Fournier re-filme in situ toutes les séquences vidéo pour correspondre à l’endroit où la pièce est exposée et que les nouvelles font constamment référence à des événements d’actualité ajoute à cette confusion entre réalité et fiction. Il pointe la nécessité de renouveler perpétuellement nos données afin de rester en contact avec l’évolution de notre environnement. En ce sens, l’œuvre elle-même est également soumise à un processus de post-production chaque fois qu’elle est exposée ; elle reste un système ouvert : comme Nicolas Bourriaud l’a décrit, elle ne constitue pas un objet fini, mais un « site de navigation ». En tant que tel, elle nous offre une fenêtre à partir de laquelle nous observons notre environnement comme un journal télévisé sans fin, diffusant toujours un événement récent qui nécessiterait notre attention immédiate. Pouvons-nous faire face à cette exigence ?
Excès
Dans une bande dessinée de Robert J. Day, un jeune étudiant raconte à son ami: « Ce n’est pas que je n’aime pas l’actualité. C’est juste qu’il y en a trop eu ces derniers temps. » Ce mot d’esprit est cité par Marshall McLuhan et Quentin Fiore dans Le Médium est le massage (1967), où McLuhan décrit de manière prémonitoire un « une ère de l’anxiété » dans laquelle les tentatives de réguler le flux actuel d’informations au moyen de concepts et d’outils obsolètes conduisent à la confusion et au désespoir. Cette forme d’anxiété et l’incapacité à gérer la grande quantité de contenu produit par les médias sont clairement démontrées dans la performance Circuit fermé (2007). L’actrice Emmanuelle Lafon observe un protocole qui consiste à décrire exhaustivement tout ce qu’elle voit et répéter absolument tout ce qu’elle entend sur un poste de télévision placé en face d’elle, à l’heure des publicités et du journal télévisé. Le public ne peut pas voir les images, ni entendre les sons émis par l’appareil, et doit donc dépendre de l’actrice comme unique médiatrice. Lafon essaie de suivre ses instructions, mais très rapidement se met à bégayer, s’interrompt au milieu d’une phrase et perd le fil de sa pensée. La quantité d’informations est clairement trop importante pour être relayée par une description. Spectatrice incapable de répondre au flux des images, des sons et des messages, elle tente de produire son propre soliloque, mais est finalement noyée par les informations qui se déversent l’écran. Sa tâche sisyphéenne se termine abruptement après quinze minutes, lorsque le téléviseur est éteint par l’artiste.
Quarante ans plus tôt, McLuhan décrivait cette situation en constatant que nous sommes submergés par des informations toujours nouvelles et que nous n’avons pas d’autre choix que d’extraire des caractéristiques globales de cette quantité massive de données. Tout comme Lafon ne peut retenir que des fragments des images et des mots qu’elle perçoit, nous construisons notre image du monde à partir de morceaux épars d’informations : manchettes, images trouvées, courtes vidéos, infographies, tweets, messages et autant de rumeurs. Là où Précursion suggérait comment ces fragments pouvaient construire une réalité différente, Circuit fermé montre comment l’excès de stimuli inhibe toute transformation possible des données en un discours un tant soit peu cohérent. L’expérience épuisante de Lafon laisse entendre qu’il est impossible de faire face à des flux de données, et qu’il y a là aussi certainement « trop de monde » à prendre en compte. Mais le flux peut être édité et redirigé de façon significative.
L’installation en réseau Ecotone (2015) capture des tweets en temps réel à partir desquels elle génère un paysage virtuel. Les tweets sélectionnés ont tous en commun d’exprimer des désirs, comprenant des expressions telles que « je voudrais », « j’aimerais », « ce serait tellement bien », etc. Chaque fois qu’un tweet est capturé, il est lu par une voix de synthèse et représenté visuellement par une élévation du terrain en 3D. Une caméra survole ce paysage imaginaire où des montagnes pousseraient ici et là à l’apparition de chaque nouvelle phrase. Ces voix nous parlent du besoin constant que nous éprouvons pour ce que nous n’avons pas, de l’insatisfaction qui anime notre société de consommation, ainsi que du processus cathartique de partager avec d’autres ces désirs inassouvis. On remarquera qu’aucun des auteurs de ces tweets n’a volontairement choisi de faire partie de cette installation. Leurs paroles sont devenues des données qui circulent d’un ordinateur à un autre et dans différents contextes. Ici, elles prennent une forme plus humaine en tant que souhaits exprimés : des voix qui ne délivrent pas des instructions comme dans Set-up, mais expriment leur fragilité et leur ennui en déclarant ce qui leur manque. Ceci est pertinent notamment dans le contexte des médias sociaux, où il est courant de présenter une version positive et réussie de soi-même, en ne mentionnant que les résultats obtenus et ne soutenant que les causes qui contribuent à une image idéale de soi. Comme dans Précursion, le flux des messages est constamment mis à jour, ce qui, dans ce cas, est particulièrement révélateur en montrant que cette insatisfaction est incessante dans notre société. Bien que nous vivions entourés par l’excès, nous en voulons toujours plus.
À travers ces œuvres, Thierry Fournier se livre à une exploration continue de la relation entre l’individu et son environnement, en termes d’espace physique, social et informatif. Ces contextes révèlent leur porosité : en effet, ils sont traversés par des flux de données qui se déversent les uns dans les autres et dans d’autres espaces, influençant aussi bien la façon dont ils sont perçus que les actions qui s’y déroulent. Le flux devient un débordement dont les frontières sont floues – sans délimitations nettes entre en ligne et hors ligne, connecté et déconnecté, public et privé, virtuel et réel – et dont l’énorme quantité d’informations ne peut être ni contenue ni ordonnée. Du protocole à l’excès, cinq récits différents questionnent ainsi le fonctionnement de notre surcharge d’information actuelle, tout en soulignant la manière dont nous y participons et le fait que, en dépit d’être submergés par les données, nous n’en avons jamais assez.
J. Emil Sennewald, Overflow, catalogue d’exposition, Lux Scène nationale de Valence / Pandore 2015
Paris, le 28 juillet 2015
Cher Thierry,
Figure-toi que Dirty Corner, la grande sculpture d’Anish Kapoor dans les jardins de Versailles, a été vandalisée. Le « Vagin de la Reine » a été aspergé de couleur. On dirait du sperme. Quelle ineptie ! Les auteurs de cette défiguration, qui visait à dénoncer la prétendue obscénité de l’œuvre, se comportent eux-mêmes en obsédés sexuels. Anish Kapoor a réagi. Dans sa lettre ouverte, il écrit : « En art – ce que vous voyez n’est pas ce que vous pensez voir. La vraisemblance de l’objet d’art nous trompe. » Je me demande comment, en tant que critique, réagir à la crédibilité lorsqu’elle nous trompe, lorsqu’elle nous leurre à coups de formules accrocheuses – tel le détournement du célèbre acronyme WYSIWYG (What You See Is What You Get) opéré par Anish Kapoor ? Devrait-il démasquer la farce, être un rabat-joie, jouer le trouble-fête ? Personne n’a envie de cela. Fallait-il mieux ruser, être plus malin ? À tout le moins, la position du critique est claire : elle est là où l’artiste met le tiret – après l’art.
Quoiqu’il en soit, la même chose vaut pour les lettres : elles trompent. Et séduisent. En tout cas celles qui sont publiées. Ce qui est nous donné à voir et à lire ne nous est pas destiné. Ce que nous recevons n’est pas ce qui a été donné. Un regard non pas privé, mais partagé – à l’instar des désirs de tous les amoureux anonymes que réunit Ecotone. Malgré son arrière-plan rose, cette installation en réseau me fait penser à une symphonie de l’horreur (tu m’excuseras, j’espère, ce renvoi au sous-titre allemand du film Nosferatu le vampire de Murnau, Symphonie des Grauens). Une symphonie sur la frontière entre les sphères intime et publique, une frontière qui s’efface chaque fois que l’individu se heurte à la collectivité : une uncanny valley, où le Je se fond dans le Nous sans s’en rendre compte.
À vrai dire, les lettres devraient enclore cette zone tel un jardin. À l’époque où les gens écrivaient encore des lettres, ils savaient qui allait les lire. Le plus étonnant dans ta symphonie de données, c’est qu’elle révèle que la plupart des twitteurs semblent toujours penser cela : abominable illusion de l’espace intime public que tu mets en scène tel un opéra 2.0. Tu sais, je n’aime pas les lettres publiées. Comment ne pas pâlir de honte devant une phrase telle que celle-ci : « L’œil nu ne discerne que petitesses là où il y a la vérité. » Combien de lettres n’ai-je écrites ? Et pourtant, à toutes les lire, on n’y trouverait pas une seule remarque aussi pointue que celle-là, écrite par Franz Kafka à Max Brod à la mi-juillet 1916. Une phrase lancée à la volée, comme superflue. Essayons la surabondance. Il en faut, je crois. Le débordement fait l’art.
Cette lettre n’est qu’un leurre. D’ailleurs, elle a été traduite, alors même que tu lis bien l’allemand. On pourrait presque dire qu’on joue au jeu de la lettre : je fais semblant d’écrire une lettre et tu fais semblant d’en être le seul destinataire. Et en route, tout le monde la lit. Un jeu marrant, qui laisse par ailleurs entrevoir comment il est joué – exactement comme tu l’aimes. Voilà ce que j’appelle une charade – non pas le jeu des syllabes, mais le jeu de société où il s’agit de deviner un mot écrit sur un bout de papier et mimé par un des joueurs.
Ton œuvre Set-up fonctionne de cette manière. On y entend une voix de femme faire une annonce de service : « Ding-dong. Devant vous. Merci ». Ou encore « Ding-dong. Tous à terre. Merci. » Tu dévoiles comment fonctionne la production de sens, la manière dont le sens est codé. Tu nous y mènes de biais jusqu’à ce que nous trébuchions – en riant. Je me souviens comment, la main devant la bouche, tu imitais les annonces du métro – celles que l’on ne comprend jamais parce que les haut-parleurs crépitent : « Attention…krrrchch… danger… krrrchch… » ou « krrrchch… il y a des morts… krrrchch… » Qu’est ce qu’on a ri !
C’était un rire quelque peu étrange. Pas de ceux qui vous restent en travers de la gorge, pas un ricanement – plutôt comme si l’on riait de Bouvard et Pécuchet. C’est ce genre de rire que produit Précursion. Une dépêche catastrophiste reprise du web s’y accorde avec un jardin ouvrier, les nouvelles people harmonisent avec un tas d’ordures – parce que la bande son hautement suggestive de productions hollywoodiennes le veut ainsi. Rires aussi, du public, lors de la performance Circuit fermé, alors qu’Emmanuelle Lafon raconte à haute voix ce qu’elle voit défiler sur TF1. (Haha, TF, tes initiales !) Les gens rient-ils parce que tu démasques la réalité médiatique – leur réalité médiatique ? Je ne pense pas. Non, ici, l’humour est semblable au jeu de la devinette que propose la charade : contagieux.
Je suis sûr que tu connais Charade de Stanley Donen, une comédie de 1963 avec Cary Grant et Audrey Hepburn. L’humour de ce film tient en une sorte de recodage du butin, agrémenté d’un jeu de masques sans fin, par lequel Cary déjoue les avances d’Audrey. C’est Henri Mancini qui a écrit la chanson titre du film ; la version instrumentale est introduite par des percussions au rythme entêtant : tac-tac-tac-tac-tadac-tadac-tac-tac-tac-tac-tadac-tadac. « Que me veut ce film ? », aurait demandé le critique de cinéma Serge Daney, que tu révères. En tant que comédie, il veut nous faire rire bien sûr. Mais de quel type de rire ? Peut-être d’un rire comme celui-ci : « C’est vrai, je ris souvent, mais je ne ris pas de la façon dont quelqu’un est un homme, mais seulement de ce qu’il est un homme, à quoi il ne peut absolument rien, et ce faisant, je ris de moi-même qui partage ce destin. » Encore une phrase qui fait mouche ; elle figure dans une lettre envoyée par Georg Büchner à sa famille en février 1834 (je n’ignore rien de ton intérêt pour le romantisme allemand).
La famille… Ta famille d’œuvres rit d’un autre rire : un rire nerveux, de ceux que l’on rit quand la situation qui se présente devient inquiétante. Quand on met à l’épreuve les structures de pouvoir et d’influence, pour voir, le temps d’un instant, comment elles fonctionnent, avant de se retirer sans chercher le conflit – en riant. Un jeu qui se joue bien en famille. Des abîmes s’ouvrent alors entre l’acte du jeu et le jeu lui-même, entre masque et visage.
Abîmes, distances, embuscades : on les retrouve souvent dans ton travail. Quelque chose vient mettre à mal l’intimité créée. On a parfois l’impression que tu te retiens. Ou que tu recules : devant le grand geste, devant la geste artistique, devant la grande œuvre. Je ne voudrais pas te froisser, mais prends Noli me tangere, par exemple, ton installation à effet larsen de 2013. Ou A+, un écran urbain diffusant la vue sur une rue, retardée de vingt-quatre heures : encore une distance, encore un abîme. Ou Dépli, une installation rejouant les rushes du film Last Room de Pierre Carniaux. Ou encore l’installation Limbo, qui nous fait rencontrer des spectres médiatiques. Dans chacune de ces œuvres, il y a une distance, une esquive, une vitre que nous tâtonnons. Tu nous emmènes dans la « vallée de l’étrange », où l’on ne sait plus où commence l’homme et où s’arrête le média. Mais tu ne te prends par pour Dieu qui nous conduit hors de la « vallée où règnent les ténèbres de la mort ». Il revient à nous-mêmes de nous en sortir – en riant.
À propos de l’installation Sous-ensemble, tu dis qu’elle engage le spectateur, qu’elle l’incorpore. Que tu mets à disposition de celui-ci un lieu qu’il peut quitter. L’exposition comme installation. Dans un lieu qui disparaît lorsqu’il est apprivoisé. La volonté de mettre en péril son identité est la condition même de ton travail. Te mets-tu en péril toi-même ? Ou est-ce que, comme Cary Grant, tu es toujours déjà ailleurs ? Pour Ex / if, tu as simplement filmé de petits clips au Japon, où tu es retourné à plusieurs reprises. Ces vidéos n’ont pas été retravaillées, même pas le son. Je n’y ai pas cru d’abord, car elles semblent si… synthétiques. Un visage vidéo de la réalité ; la réalité des masques et des routines.
Autant que je te connaisse, tu n’es pas un démasqueur. Ce que tu as appris de Joseph Beuys, de ses 7000 chênes, des communautés qu’il a créées, de son utopie, c’est ce qui me séduit aujourd’hui dans ton travail et dans le travail avec toi : la sociabilité. Ni communards, ni esprit de corps. La sociabilité, cela signifie être ensemble, s’intéresser à l’autre le temps d’une rencontre dont on ressort transformé. Merleau-Ponty parlait de la chair du monde. (Nous partageons l’intérêt pour la phénoménologie.) Cette chair n’est pas individuelle, elle ne se concrétise pas dans un individu seul, quel qu’il soit. Elle se crée ensemble, par interaction. Perception, comportement et pensée sont mis en place par un processus (je me permets d’introduire ici un mot qui m’est si cher, de Simondon) transductif. Tous les éléments y concourent : machines, médias, objets, sujets. Un processus non linéaire, non historique. Il est réversible, s’étend verticalement, cristallise.
Cher Thierry, cette lettre s’apparente peut-être à une prise de notes. Tu dis que tu formes ce pour quoi tu n’as pas de mots. Transposées dans l’écrit d’un spectateur qui se mettrait à la place du tiret, ces formes se transforment. L’historien de la littérature allemand Friedrich Kittler a bien capté cela dans Musique et mathématique I – Hellas 1 : Aphrodite : « Le chanteur chante, nous autres l’écoutons, émerveillés. Le chanteur chante que son héros, lui aussi, émerveille tous ceux qui l’écoutent lorsqu’il chante. Quelqu’un ou quelqu’une prend des notes. Ça y est. » L’écriture vient mettre fin au chant, mais comment appréhender le chant si ce n’est par l’écriture ? Savais-tu que Kittler avait créé le scandale dans les années quatre-vingt en postulant que les médias n’étaient pas des outils produits par l’homme, mais que ces outils produisaient leurs hommes. Quelque chose que Foucault avait déjà démontré. Kittler est allé plus loin en excavant le « monstre » qu’est l’homme : quelqu’un qui peut montrer, qui produit des signes, qui est fait de signes, qui est consigné.
Dans Ecotone, ce monstre chante depuis les profondeurs d’un monde issu des mathématiques. Musique et mathématiques, sœurs depuis la nuit des temps. Derrida dit qu’à la répétition infinie correspond l’idéalité absolue. Donc quelque chose au-delà de l’existence. Quelque chose qui n’est ni dans le monde, ni en dehors de lui, mais à partir duquel le monde « se présente ». Sachant que les idéaux, ce n’est pas vraiment ton truc. Un jour, tu m’as raconté qu’à l’âge de huit ans, tu achetais des disques de symphonies de Beethoven avec ton argent de poche. Je suppose qu’en 1968, il n’y avait pas que tes parents pour trouver cela bizarre. Tu as écouté et réécouté ces disques, encore et encore. Je me permets de penser que cette fascination pour la musique ne tenait pas seulement au son, ni même à la composition, mais à la possibilité de la répétition. La rotation des disques, la propension de la technologie de reproduction à la répétition alimentent ta curiosité pour les mondes susceptibles d’en émerger. Mais je sens que ma lettre tourne à la biographie ; un droit que je ne peux pas m’arroger. Car là où viennent s’ajouter les signes – tu le sais, tu le montres bien – la notion de bios, de Leben, de vie, change de sens.
En ce sens, cher ami, je t’envoie un Lebewohl (tout en m’excusant, une fois encore, de jouer avec un mot allemand dont adieu ne saurait être l’équivalent) et je quitte ces lignes pour venir à ta rencontre.
Catalogue consacré aux artistes diplômés de l’École nationale supérieure d’art de Nancy (Dnap et Dnsep entre 1988 et 2011) : Marion Auburtin, Jean Bedez, Thomas Bellot, Etienne Boulanger, Thomas Braichet, Morgane Britscher, Emilie Brout & Maxime Marion, Dominique Cunin, Cristina Escobar, Elise Franck, Caroline Froissart, Virginie Fuhrmann, Jochen Gerner, Jérémy Gobé, Marco Godinho, Sébastien Gouju, Harold Guérin, Sylvie Guillaume, Paul Heintz, Simon Hitziger, Victor Hussenot, Marie Husson, Guillaume Janot, Marie Jouglet, Yonsoo Kang, Geoffrey Kayser, Benjamin Laurent Aman, Sophie Lecuyer, Heewon Lee, Aurélia Lucchesi, Mayumi Okura, Cécile Paris, Dominique Petitgand, Emmanuelle Potier, Victor Rares, Jean-François Robardet, Vivien Roussel, Aïda Salahovic, Emilie Salquèbre, Atsuki Takamoto, Sarah Vaxelaire.
Préface de Christian Debize (directeur de l’Ensa Nancy) et texte de Leonor Nuridsany (critique d’art et commissaire d’expositions indépendante). Conçu et réalisé avec les étudiant-e-s de l’Atelier de recherche et création Coédition (Ensa Nancy / Artem), sous la direction éditoriale de Thierry Fournier et Jean-François Robardet.
Un catalogue conçu pour les tablettes
L’atelier de recherche et création Coédition à l’École nationale supérieure d’art de Nancy explore depuis plusieurs années les pratiques numériques en art contemporain, sous de multiples formes : créations d’œuvres, curatoriat, créations interactives et/ou scéniques, édition numérique. Ses projets donnent chaque fois lieu à des diffusions publiques : Ballet de Lorraine, CITu, Musée des beaux-arts de Nancy, Contexts (Paris), CNES Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, Rencontres Chorégraphiques de Tunis, galerie NaMiMa / Ensan, etc. Il a donné lieu en 2013 à la création de Coédition, première édition numérique sur iPad publiée à l’Ensa Nancy.
Alum est le premier catalogue jamais édité sur les artistes plasticiens diplômés de l’Ensa Nancy. Conçu spécifiquement pour tablettes, ce projet s’empare résolument des spécificités éditoriales que permet ce support : couverture en forme d’index, très grandes pages consacrées à chaque artiste permettant de proposer des relations et des voisinages ouverts entre les œuvres, éléments multimédias… Le projet a été conçu et réalisé par les étudiants des Mines, de l’ICN et de l’Ensan, qui ont participé à la totalité du processus de conception et réalisation de l’édition, sans spécialisation de leur intervention et sous la direction des artistes coordinateurs.
Alum réunit les travaux de quarante-deux artistes, repérés par l’école et/ou qui ont répondu à un appel à participation lancé fin 2013. Chacun-e d’entre eux a proposé une biographie, une série d’image ou vidéos et – pour certain-e-s d’entre eux – un texte critique à propos de leur démarche. Cette sélection d’artistes pourra s’élargir à l’avenir, ce que permet en outre une publication numérique.
Catalogue d’exposition
Quatre folios A1 pliés et insérés, 800 exemplaires, gratuit
Textes : Armand Behar, Claire Châtelet et Julie Denouël, Eli Commins, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Laura Gozlan, Thierry Fournier, Coralie Puyau
Direction publication et conception : Thierry Fournier
Photographies : Thierry Fournier, Mossi Soltan, Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon
Édition : La Panacée – Ville de Montpellier
Plus d’informations : www.lapanacee.org | www.thierryfournier.net/ce-qui-manque
Le catalogue Ce qui manque relate l’atelier de curatoriat et l’exposition du même nom, dirigés par Thierry Fournier en 2014 dans le cadre de l’École de la Panacée, en partenariat avec l’Université Montpellier 3 Paul Valéry. Le projet a invité Armand Béhar, Laura Gozlan, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin à créer trois œuvres in situ en proposant aux étudiants de participer à l’ensemble du processus de création de cette exposition.
Cette publication présente le projet général et chacune des trois œuvres : interviews des principaux acteurs et des artistes, textes des étudiants et une abondante iconographie. Il prend la forme de trois « nappes » au format A1 pliées en quatre, présentant chaque fois les textes et photographies au recto, et une grande affiche au verso. Le catalogue était distribué gratuitement, comme un journal, dès le jour du vernissage.
Catalogue sur tablette du projet Fenêtre augmentée
Direction éditoriale Thierry Fournier et J. Emil Sennewald
Édition et diffusion Pandore Edition
Direction éditoriale Thierry Fournier & J. Emil Sennewald. Textes de Jean Cristofol, Céline Flécheux, Thierry Fournier, J. Emil Sennewald. Programmation et réalisation Stanislas Schoirfer. Traduction anglaise Clémence Homer. Notices, biographies et notes de travail des artistes pour toutes les œuvres, 280 illustrations couleur, 31 vidéos, 8 pièces sonores.
Fenêtre augmentée
Les deux applications Fenêtre augmentée (disponibles sur App Store) et le catalogue sur iPad Flatland (sur Art Book Magazine le 20 janvier) proposent une nouvelle expérience artistique et une nouvelle approche critique.
Fenêtre augmentée propose une fenêtre interactive sur un paysage comme concept d’exposition collective. L’écran devient un espace d’exposition : 18 artistes et auteurs invités ont proposé des œuvres sur un paysage, filmé par une caméra en temps réel. Conçu et dirigé par l’artiste et curateur Thierry Fournier, une exposition de vidéos, œuvres interactives et dessins s’ouvre aux spectateurs, du bout des doigts. Au Centre Pompidou à Paris en 2011, au Fort Lagarde en 2012 et à la Friche La Belle de Mai à Marseille en 2013, les œuvres étaient découvertes sur un écran tactile, comme une « fenêtre » creusant dans la profondeur du paysage.
L’édition interactive de Fenêtre augmentée sur iPad rend désormais cette expérience mobile, permettant ainsi l’expérience des œuvres sur le paysage même qu’elles ont investi – la vue sur paysage étant retransmise en streaming.
Flatland
Le catalogue Flatland accompagne cette création innovante sur tablette pour rendre compte des trois expositions de Fenêtre augmentée. Les œuvres étant maintenant disponibles avec l’application Fenêtre augmentée sur iPad, la publication a été pensée spécifiquement pour profiter de tous les avantages de ce nouveau dispositif interactif. Conçu par Thierry Fournier et J. Emil Sennewald, ce catalogue relève l’enjeu de décrire un projet numérique qui se déploie lui-même sur un écran.
Flatland dépasse les formats habituels des publications numériques et exploite radicalement le potentiel de ce support : deux niveaux de contenus différents selon l’orientation de la tablette (œuvres et expositions / textes critiques), un très large contenu multimédia (images, sons, vidéos), des notes et compléments en popups, etc. Équivalent d’un catalogue de 420 pages, l’ensemble est bilingue français – anglais. Empruntant son titre au roman de science-fiction publié en 1884 par Edwin Abbott, cette publication vise à son tour à « repousser les frontières de l’imagination ».
Fenêtre augmentée sur tablette et Flatland – une publication simultanée sur tablette qui permet un dialogue entre l’expérience directe des œuvres et une approche critique, sur le même support. Les deux applications sont édités par Pandore, jeune éditeur numérique (coffret Last Room / Dépli avec Shellac, Coédition…) qui invente de nouvelles propositions s’emparant des supports numériques. Elle présente ici une des premières publications en art qui intègre démarche critique, design graphique spécifique aux tablettes et navigation interactive.
Projet de recherche Ensad / EnsadLab – programme Diip, 2011-2012
Conçu et coordonné par Thierry Fournier
Equipe : Clémence Homer, Tomek Jarolim, Dominique Peysson, Benoit Verjat.
Umwelt est un projet mobile de prise et consultation de notes mixtes (manuscrit haute définition, clavier, dessin, hypermedia, tags…) utilisable dans tous types d’environnements : voyages, repérages, répétitions, conception ou séances de travail, architecture et design, mode, observations, « terrains » en sciences sociales, notation musicale, etc. Il s’adresse donc autant à des usages professionnels que privés, généraux ou spécialisés, documentaires ou fictionnels. Il se fonde sur plusieurs dimensions : pratique manuscrite, structuration de la mémoire, intégration de l’environnement, interopérabilité.
Thierry Fournier
Interview par Laurent Diouf, Digitalarti #5
Voir la copie de l’article ici
01_ Il est spécifié que Seul Richard est un « projet en cours ». Pouvez-vous nous décrire les étapes qui ont marqué le développement de cette création scénique, depuis son origine en 2006 jusqu’à sa forme actuelle ?
En novembre dernier, une moitié du spectacle (45’ pour une durée de 1h30) a été présentée à la Chartreuse, après deux résidences consécutives. Le processus s’est déroulé en trois temps : une première maquette en 2006-2007, l’adaptation et la réalisation du film en 2008-2009, et en 2010 les répétitions avec Emmanuelle Lafon, Juliette Fontaine et Jean-François Robardet. « Projet en cours » signifie que nous recherchons aujourd’hui le dernier coproducteur du projet, qui pourra en accueillir la création. Cette logique est courante aujourd’hui pour les compagnies qui aboutissent des étapes de travail, tout en continuant à rechercher des partenaires.
Notre travail sur ce projet se poursuit donc depuis cinq ans, pour plusieurs raisons. Il a été conduit en même temps que Conférences du dehors, série de performances que j’ai mis en scène, et de Réanimation, créé avec Samuel Bianchini et Sylvain Prunenec – tous deux en 2008. Ses recherches sur les relations entre dramaturgie, cinéma et dispositif interactif ont été menées à l’École nationale supérieure d’art de Nancy dans le cadre de l’atelier de recherche et création Electroshop – dont les étudiants sont également les interprètes du film. Enfin, mettant en scène Richard II dans la traduction de François-Victor Hugo, avec une actrice solo, un dispositif interactif, un film avec des amateurs et des musiciens au plateau, le projet ne s’inscrit pas spontanément dans le sens des spécialisations qui ont cours dans les réseaux de spectacle vivant. Sa production prend donc plus de temps que la moyenne et nécessite de pouvoir montrer le travail en cours.
02_ Quelle « progression », quels autres développements envisagez-vous ?
La forme à laquelle nous sommes arrivés fin novembre est vraiment celle ce que je souhaite mettre en œuvre. La dimension qui reste à développer aujourd’hui est celle de la lumière, en même temps que le passage au plateau (nous étions jusqu’à présent en studio de répétition). Nous commençons des collaborations dans ce sens.
03_ Pourquoi avoir précisément choisi Shakespeare (Richard II) pour ce type de création « multimédia » qui mêle vidéo, narration, interaction… ?
C’est plutôt l’inverse, et on touche là au cœur du projet. J’ai été attiré précisément par cette pièce pour ce qu’elle raconte de l’exercice et de la perte du pouvoir. Le texte m’a été présenté par Benoît Résillot, acteur, avec qui se sont élaborés les premiers prémices du projet. J’ai ensuite élaboré une proposition mettant en jeu cette séparation et ce rapport, fait de maîtrise et de perte de contrôle, entre un homme et le monde extérieur. Or, justement, un dispositif interactif est d’abord et avant tout un instrument de contrôle, dans une relation qui s’exerce toujours réciproquement : on joue et on est joué, on contrôle et on est contrôlé, face à une console comme à Facebook.
Dans simultanément, à plusieurs échelles qui permettent un grand nombre de dispositions entre le public, les interprètes et l’image. On voit que les choix opérés ne se situent pas seulement au niveau des dispositifs numériques, mais aussi des logiques d’écriture filmiques et scénographiques, de la direction d’acteur, etc.
04_ D’autres pièces ou auteurs « classiques » auraient-ils pu également se prêter à ce « jeu » ?
Oui, bien entendu. C’est un des enjeux majeurs et constants du théâtre que de pouvoir réinterpréter des textes classiques avec de nouvelles modalités de représentation. Ce n’est pas parce que ces modalités passent par des dispositifs numériques qu’elles se couperaient de leurs antécédents : l’histoire est continue, il s’agit toujours de mise en scène.
05_ Inversement, aimeriez-vous « mobiliser » des auteurs plus contemporains, Beckett ou Ionesco par exemple, autour d’une telle scénographie ?
Oui et pour les mêmes raisons – sauf que ces exemples sont plutôt des figures du siècle dernier. Tous les co-auteurs de Conférences du dehors sont contemporains (David Beytelmann, Juliette Fontaine, Noëlle Renaude, Jean-François Robardet, Esther Salmona). Je travaillerais aussi volontiers avec des auteurs comme Sonia Chiambretto, Philippe Malone, Eli Commins, qui ont une vraie conscience des enjeux politiques et sociaux contemporains, et développent parfois des logiques d’écriture extra-littéraires, issues des réseaux par exemple. C’était déjà le cas de Conférences du dehors qui travaillait avec des textes issus en temps réel de la télévision, de la lecture du paysage…
Pour répondre plus largement à votre question, je pense qu’il faut prendre garde à ne pas confondre écriture et mise en scène. Les écritures sont toujours contextuelles, on peut donc être tentés d’aller plus spontanément vers les textes qui partagent nos codes. C’est ce que font du reste beaucoup de programmateurs aujourd’hui. Mais c’est justement le travail d’un metteur en scène que d’actualiser des problématiques, de faire entendre ce qui, dans un texte de 2011 ou de 1170, va surgir de permanent et pouvoir nous interroger.
06_ Vos précédentes performances (Vers Agrippine, Réanimation, Core) mettaient également en jeu des images, des regards, des gestuelles, des espaces redéfinis… Pouvez-vous nous préciser le fil rouge, les lignes directrices qui jalonnent votre travail artistique ?
On peut donc ajouter Conférences du dehors, pour les raisons que j’évoquais. Il est intéressant que vous parliez de Core ou de Vers Agrippine (mais aussi Frost) qui sont des performances solo. Car un des fils rouges de mon travail est bien la mise en jeu du corps, presque dans le sens qu’évoquait Foucault : un corps traversé, distribué par les forces qui le relient au monde, parfois conflictuelles, mises en évidence à travers des situations et des dispositifs. J’ai compris a posteriori que c’est ce qui m’avait conduit de la musique à l’architecture, puis à ma pratique artistique actuelle.
07_ Quels dispositifs, techniques ou artistiques, aimeriez-vous utiliser ou explorer à l’avenir ?
Je suis de plus en plus intéressé par les rapports de domination dans le travail et par la transformation de la nature, deux thématiques qui se redéploient vivement à travers la mondialisation. Je m’attaque aussi en ce moment à des questions sur le genre qui traversent mon travail de manière souterraine depuis longtemps. Enfin, je renoue plus précisément avec la sculpture et l’architecture, ce qui commençait à se manifester avec des travaux comme Frost, A+ ou Point d’orgue.
08_ Pour conclure, en dehors de Seul Richard, sur quels autres projets travaillez-vous actuellement ?
Je prépare une installation, Hotspot, avec l’atelier Electroshop, qui sera présentée en avril à l’espace Contexts à Paris. Toujours dans le cadre nancéen, l’exposition collective Cohabitation (dont je suis co-curateur avec Jean-François Robardet) sera présentée au Musée des Beaux-Arts de Nancy du 5 au 25 février. Du 27 février au 4 mars, Entrelacs du chorégraphe Lionel Hoche, dont j’ai signé la création vidéo interactive, sera joué au CND à Pantin. Ensuite Futur en Seine à Paris en juin avec une nouvelle installation, Fenêtres augmentées, dont une édition pérenne verra ensuite le jour en région Languedoc-Roussillon.
Ouvrage collectif sous la direction de Samuel Bianchini
Burozoïque + Les Éditions du Parc, École nationale supérieure d’art de Nancy, janvier 2010 / Art Book Magazine, mars 2012
Sommaire
Samuel Bianchini / Jean-Louis Boissier / Christophe Bruno / Dominique Cunin / Jean-Marie Dallet / Marie Duchêne, Hélène Perreau & Jean-François Robardet / Jean-Paul Fourmentraux / Thierry Fournier / Antonio Guzmán / Jérôme Joy & Peter Sinclair / David-Olivier Lartigaud / Christophe Leclercq / Emmanuel Mahé / Hélène Rambert
Résumé
Internet, jeu vidéo, mobile multimédia, GPS, installation et scénographie interactives, RFID, environnement virtuel partagé, robotique sont autant de nouveaux territoires d’investigation artistique. Pour permettre un investissement pratique, critique et prospectif de ces dispositifs socio-techniques, il est essentiel de positionner la création artistique comme un domaine de recherche à part entière. Mais, instituer la « Recherche et Création » introduit autant de perspectives que de questions : consolidation des liens entre pratique et théorie, relation fondamentale à la technique et à l’ingénierie, travail collectif et dialogue avec d’autres disciplines – en particulier scientifiques – et d’autres secteurs – telle l’industrie –, redistribution des rôles entre artistes, enseignants-chercheurs et étudiants, nouveaux modes d’exposition, de diffusion des œuvres et de relation au public, réagencement de l’économie de l’art, stratégie de rayonnement international pour les grandes institutions de formation.
S’appuyant sur ces expériences significatives et sur la vision de personnalités, artistes et chercheurs, cet ouvrage pose les bases d’une véritable politique de Recherche & Création avec les technologies, à la confluence des arts contemporains, des milieux de la recherche, de la pédagogie et de l’innovation.
15 x 21 cm / 264 pages / 17 euros
ISBN 978-2-917130-11-7
Diffusion / distribution en version e-book : Art Book Magazine
Je situe toujours mon point de vue autour de la durabilité des œuvres et de la non-conservation – je ne souhaite pas que l’œuvre soit durable et conservée. Comme mon attention se porte souvent sur le corps humain, ce processus de ne pas conserver l’œuvre m’a toujours paru logique, instinctivement. En lisant L’acteur qui ne revient pas, Journées de théâtre au Japon de Georges Banu, je me suis arrêté sur ces phrases : « Le corps de l’homme apparaît sur scène comme véhicule de l’invisible, mais il n’aura jamais la pérennité d’un corps statuaire. Si aimer le corps humain qui incarne l’irreprésentable c’est légitimer le théâtre comme l’activité du concret, par contre aimer le corps dans ses représentations définitives – sculptures, tableaux – c’est s’éloigner du théâtre et de son essence au nom d’une nostalgie du durable qui lui est étrangère. »
J’ai automatiquement fait un jeu mental en transformant ce passage, qui résume très bien mon travail en général et la sculpture de Frost particulièrement ; puisqu’il s’agit pour moi de l’exploration des cavités d’un corps rejeté à l’extérieur, une structure de vide laissée sur le bord du chemin. En adaptant le texte de Banu, j’obtiens ceci : « Le corps de l’homme apparaît en sculpture comme véhicule de l’invisible, mais il n’aura jamais la pérennité d’un corps statuaire. Si aimer le corps humain qui incarne l’irreprésentable c’est légitimer la sculpture comme activité du concret, par contre aimer le corps dans ses représentations définitives c’est s’éloigner de lui et de son essence au nom d’une nostalgie du durable qui lui est étrangère. » Je pourrais dire ceci autrement, ne pas concentrer mon attention uniquement sur l’infiniment petit, la molécule, et accepter la représentation du corps dans sa « globalité » visible, mais le fait que cela provienne de ce livre, sur le théâtre au Japon et la présence – ou non – des corps en scène, me donne envie d’assumer cette transformation.
Je me rappelle bien les conversations que nous avons eu à propos du ready made, je peux effectivement expliquer la sculpture de Frost comme cela – de toi à moi – ou trouver ici la filiation ou l’appui théorique, mais le ready made est un objet manufacturé sorti de son contexte original et signé comme une oeuvre. Mon intérêt pour les coques de polystyrène vient du fait que, pour celles-ci, c’est quasiment l’inverse : elles sont pour moi, comme pour tout un chacun j’imagine, des non-objets – servant uniquement à être l’espace manquant solide entre l’emballage et l’objet manufacturé. Elles sont conçues pour être de l’air solide et formées en fonction, sans autre exigence dans leur design et n’existent pour rien d’autre qu’afin de remplir ce vide ; elles sont, mis à part leur taille et leur poids, toutes identiques d’un point de vue pratique, à la différence d’un urinoir, d’un porte-bouteilles ou d’une roue de vélo. Voilà ce qui m’intéresse dans ces formes ; en cela elles deviennent le contraire d’un ready made, puisque c’est bien le caractère manufacturé de l’objet qui retenait l’attention de Duchamp.
Pour Frost, nous avons commencé par une collecte. Nous procéderons à l’exploration de la collecte, écouterons les flux de la sculpture et provoquerons la génération des flux, en faisant une performance de la sculpture et la sculpture sonore du lieu où elle se trouve. Nous déciderons de la sculpture autonome dans un lieu de la présence ; le spectacle de la sculpture aura lieu et nous assisterons à la rupture du temps qui possède et conserve. Nous amènerons le corps étranger dans la sculpture et ferons entendre la sculpture du corps étranger. Nous suivrons le bruit de l’approche et découvrirons l’écho de sa dimension, les échos de ses dimensions (approche, toucher, pénétration, flux, reflux). Nous ausculterons le corps de bord de route et le squelette blanc dans l’écho d’un mouvement (début, direction, vitesse, force, fin) ; nous explorerons les interstices blancs et parcourrons la pénombre de la surface.
Tu le sais, le fait-divers qui est à l’origine de Frost m’a été raconté par l’artiste Pauline Curnier Jardin, lors d’un voyage Norrköping-Stockholm et cette histoire m’a immédiatement fasciné, autant qu’effrayé. A quelle réflexion peut bien m’amener de traiter de cette histoire ?
Je ne crois pas en la crainte de la nature selon des critères mythologiques, ni en la peur à laquelle nous sommes invités depuis des millénaires et je refuse de m’y soumettre. La nature – la Mère Nature – ne créé pas des phénomènes intentionnellement pour rivaliser avec les êtres humains et ne prévoit en aucun cas de les affronter. Je crois en le fait que les êtres humains ont un besoin cruel de rivaliser avec ce qui les entoure et qu’ils inventent un lien paranoïaque avec leur environnement pour en souffrir volontairement. Je crois que les êtres humains nécessitent de se sentir supérieurs, d’avoir le contrôle, et que cela passe par un rapport anthropomorphique à tout ce qui les entoure et par la création des légendes et la croyance dans les légendes. Je ne crois pas en l’existence du mal et du bien dans la nature, ni en des concepts tels que celui du monstre, qui ne sont que des concepts élaborés selon un système de valeurs humain. Je crois en le fait que le monde s’est généré de lui-même à partir d’un hasard – ni heureux ni malheureux – et qu’aucune volonté ou force supérieure n’en est à l’origine.
Par conséquent, je ne crois pas en la crainte inspirée par une averse de grêle selon une décision prise par une entité X dans le but d’ordonner, de punir, de corriger ou afin qu’elle se sente respectée, je ne crois pas en l’aspect bénéfique et rédempteur d’une avalanche de neige ou de scories, je ne pense pas qu’une vague contienne en son mouvement une légion d’ennemis dressée à mon encontre, ni que l’océan sévisse en prise avec une colère calquée sur les colères des hommes et des femmes. Je ne crois pas en le fait que certains animaux représentent une conspiration à l’égard des hommes tandis que d’autres ne veillent qu’à la bonne entente entre les peuples. En somme, je refuse de me soumettre à la dictature de ce qui est sacré et symbolisé dans la nature, ainsi qu’à ce qui est néfaste par croyance ou encore ligué dans notre pensée pour inspirer le mal.
Je trouve que tout ce que je viens de décrire manque d’humilité et souligne le besoin qu’ont les êtres humains de s’attitrer une place centrale dans le monde, de régisseurs eux-mêmes régis par ce qu’ils auront choisi (un père, un architecte ou un horloger), en décidant de ce qui est bon ou mauvais, ou supérieur et inférieur, noble ou méprisable, pour se rassurer et mieux installer leur suprématie sur tout, aussi inadaptée et illusoire soit-elle.
Je reconnais dans cela l’utilité à explorer le cerveau humain. Toutes ces inventions nous renseignent sur le fonctionnement de la pensée, mais j’abhorre le fait que la nature ait à en subir les conséquences. Je n’aime pas qu’elle n’existe pour les humains que par le crible de cette conception, car notre pensée s’en trouve teintée, influencée et par-là même restreinte. Je ne crois pas en l’existence d’une âme humaine, ceci découle d’une conception religieuse – je suis sûr de l’existence du cerveau et cela me semble suffisant. Je ne crois pas en la fuite du monde pour un monde meilleur après la mort.
Frost décrit un abandon à la nature quand elle nous a vaincu. Non – la nature n’a pas le but de nous vaincre, elle n’a pas d’autre but que d’exister et elle ne forme pas une unité adverse. Il s’agit d’un abandon à la nature quand nous pensons ne plus pouvoir nous y tenir ou y avancer. L’homme de l’histoire de Frost retire ses vêtements, ce qui couvre son corps pour lui tenir chaud et ce qu’on a défini comme étant son intimité – nos intimités – puis il va à l’extérieur et périt. J’imagine qu’une fois la morsure du froid passée, les muscles cessent de répondre aux ordres du cerveau, les organes s’éteignent les uns après les autres, l’anesthésie progresse le long du corps, par zones, ou de façon plus uniforme, le froid entre dans tout jusqu’à ce que le cerveau cesse de fonctionner. Il se trouve là un rapport à la nature qui m’est étranger, par le fait que je suis venu au monde dans une région au climat tempéré et où la population à la possibilité luxueuse de s’abriter dans des habitations confortables, sans avoir, la plupart du temps, à redouter un impact mortel du climat ou des phénomènes naturels. Je peux sortir dans la rue et ne pas avoir à m’en soucier pour d’autres raisons, je peux retirer mes vêtements dans la rue sans que cela me soit fatal instantanément. Je ne connais pas le jour permanent ni la nuit permanente. Je n’ai aucune idée de ce que signifient et impliquent une nuit de deux mois ou un jour de trois mois, ni ce que cela génère sur le fonctionnement de mon cerveau et sur mon physique en général. Au regard d’autres régions du monde, je n’ai pas idée de la terreur que peut causer un cyclone, une éruption volcanique ou un tsunami. Je n’ai ressenti que de légers séismes et je n’ai pas à m’en soucier, la probabilité pour que de tels phénomènes – destructeurs – s’abattent sur la région où je vis le plus fréquemment demeure (encore) très faible. J’ai fait l’expérience de deux typhons en Chine et cela m’a donné à penser dans ce sens, en comprenant la situation protégée dans laquelle j’ai vécu jusque-là, à l’abri d’une violence qu’ici peut de manifestations naturelles suggèrent. J’ai aimé arpenter Naples, au pied du volcan, visité les vestiges de Pompei et saisi que la vie peut être stoppée en un instant, car elle située dans la nature et par le fait toujours vulnérable à elle.
C’est de là que vient ma fascination pour le récit qui sert de motif à Frost : après avoir enduré toute la rudesse de ce que la nature peut représenter, l’homme de l’histoire choisira de mourir par elle. Il ne tentera pas de s’en extraire ou de lui « échapper » par un autre moyen (comme on échappe à un agresseur), il ira jusqu’au bout de la logique de cette situation. Dans ce cas précis, mourir d’une autre façon ? Je présume que ce serait comme s’exclure du système. Ici il s’agira de mourir à l’intérieur du système nature et d’y bénéficier d’une dernière ressource, définitive, et d’une dernière douceur, car la croyance, avérée ou non, veut que cette façon de se donner la mort – ou d’obtenir la mort – prodigue un enivrement.
Est-ce là ce que je reçois, à force de voyages, comme indice d’une pensée scandinave ? Organiser la paix, la fluidité d’un système et son ergonomie, décider du progrès de la société avec le plus grand nombre et respecter la nature ? Choisir de finir sa vie ainsi, cela participe-t-il d’une esthétique romantique, ou serait-ce respecter le système dans lequel on se trouve ? Sans faire de vagues, dans le silence et la solitude, vers la nature, tout au dedans.
La création de Frost a une histoire absolument empirique qu’il est plus facile de comprendre si l’on situe préalablement la collaboration qui s’est nouée au fil du temps entre Jean-François Robardet et moi-même. Ancien étudiant de l’École nationale supérieure d’art de Nancy et ayant fait partie de l’atelier de recherche et création Electroshop que je co-anime, Jean-François m’a rejoint dès la fin 2005 pour participer au processus de création d’un autre projet, Seul Richard, qui continue encore à se développer au moment où j’écris ces lignes. Notre collaboration a été immédiatement protéiforme, puisqu’à l’occasion de ce premier projet nous avons exploré ensemble et simultanément une traduction partielle de Richard II de Shakespeare, l’invention de dispositifs interactifs sur l’image et le son, une création visuelle et scénographique et la direction d’acteurs. Privilège et aussi folie des petites équipes reines du do-it-yourself, où tout se partage.
Même si ces travaux étaient variablement répartis selon les objets et que d’autres intervenants y participaient, l’essentiel est que nous avons éprouvé à travers cette première expérience l’élaboration d’une pensée esthétique, sa mise à l’épreuve et sa mise en œuvre à travers des formes et des médiums extrêmement divers, dans un même projet. Ce dialogue s’est nourri de nos différences d’approches et de pratiques : Jean-François s’ancrant dans une démarche plus strictement liée aux arts plastiques et à la littérature ; la mienne, pluridisciplinaire, provenant à la fois de la musique, de l’architecture et de la performance, liée à une recherche sur les dispositifs et sur l’interactivité, ce qui n’est pas son cas.
Jean-François a donc été assez logiquement – avec Juliette Fontaine – une des toutes premières personnes à qui j’ai fait part du projet de Conférences du dehors en 2006 ; et sans en retracer tout l’historique, il était prévu au départ qu’il réalise un costume. Non un design vestimentaire, mais plutôt une combinaison de survie, un dispositif transformable avec des poches, des outils, des cavités, etc. Je cite ce détail qui a son importance car il situe à la fois une filiation – celle de Joseph Beuys pour Jean-François – et en même temps un esprit qui a perduré sous plusieurs formes : la proposition d’un corps livré à sa survie au cœur de la nature, qui a engendré Frost après plusieurs étapes, la morphologie même du polystyrène avec ses poches, ses compartiments et ses infractuosités, ainsi que l’aspect militaire – ou plutôt expéditionnaire – des costumes actuels.
J’ai alors proposé un principe curatorial pour le projet : à une division horizontale des interventions, typique du spectacle (auteur – metteur en scène – scénographe – etc.) s’est substituée une répartition par artistes ou auteurs, chacun responsable d’une proposition que je mettrais ensuite en jeu avec l’interprète. C’est dans ce cadre que s’est élaboré Frost, seule performance de Conférences du dehors à avoir été conçue en binôme dès le départ. La première idée était la ritournelle d’un homme jeté à la rue, une mélodie de piano reparcourue sans cesse par un dictaphone et suivie par une parole chantée, pour laquelle Anywhere I lay my head de Tom Waits est longtemps restée notre nom de code – quelques mois avant que Scarlett Johansson ne moule cette chanson d’ivrogne dans un vernis de glamour propret et amnésique. Nous avons abandonné cette idée à la lecture de La Bonne Distance de Noëlle Renaude, ne souhaitant pas alourdir un aspect social qui était déjà précisément évoqué par ailleurs. Ensuite est survenue, racontée par Jean-François, cette anecdote atroce des éleveurs de rennes, qui a suscité un nouveau palier de travail autour de la neige (dont Juliette Fontaine a également fait le cadre de Sentinelle 1.0).
La forme actuelle de Frost s’est alors inventée en une journée : Jean-François trouva l’emballage en polystyrène dans une poubelle alors que nous partions déjeuner. J’ai proposé d’emblée de l’explorer avec un micro en larsen avec son ampli, le circuit sonore étant dilué par un dispositif de synthèse granulaire qui accentuait et diffusait la résonance du son, tout en inhibant constamment la montée d’un véritable larsen. Dans un dialogue entre nos pratiques et nos démarches, un seul objet concentrait à la fois une valeur de sculpture, d’architecture, de paysage, en même temps que son exploration sonore et musicale ouvrait vers la perception d’un véritable espace, fait de chocs, d’avalanches, d’écoulements, de sifflements, de craquements, d’explosions…
S’est alors imposée également une figure de jeu pour l’interprète : comme pour plusieurs autres performances de Conférences du dehors, son corps et son geste propose un parcours, une navigation, l’exploration sensible d’un espace visuel et sonore partagé avec les spectateurs. Ici, c’est la disponibilité et la curiosité d’Emmanuelle Lafon, en même temps que son énergie, qui lui ont permis d’aborder en actrice non musicienne ce qu’une telle action requiert d’interprétation, sans qu’une partition en soit écrite. Il s’agit d’enchaîner et d’articuler une série de situations et de dispositions relatives du corps, du micro et de la sculpture – à distance, statique, en mouvement, pénétrant ses cavités, frottant, frappant, etc. Le tout en restant sans cesse attentive à conserver le contrôle de ce dispositif qui peut déraper à tout moment, et à écrire dans l’instant, une circulation continue de son geste et des sonorités produites. J’y retrouve, à une autre échelle et dans une écriture partagée, des processus à l’œuvre dans d’autres installations et performances écrites à la même période comme Feedbackroom ou Sirène, qui peuvent alternativement s’éprouver comme installations ou comme dispositifs de performances. Frost peut ainsi être joué aujourd’hui par Emmanuelle Lafon, Jean-François Robardet, moi-même ou d’autres artistes, dans des approches chaque fois différentes.
Le partage opéré entre l’intérieur et l’extérieur, l’être là et l’absence, le champ et le hors champ, tout auteur qui destine ses textes à la scène est forcé d’y réfléchir. Un espace est à inventer, en première instance, dans lequel, ou en dehors duquel, des paroles vont animer des corps, les faire interagir et générer par là la ou les fictions finales. Tout est affaire de cadres, dessinant des surfaces « en dedans » et laissant entendre qu’il existe aussi des surfaces « en dehors ». Seules l’écriture, la langue , la parole, sont capables de dénoncer le visible et de rendre, en même temps et sur un même plan, visible ce qui ne l’est pas.
La Bonne Distance est un discours tenu par une personne, peu importe laquelle. Seule au centre du dispositif. Qu’on voit. Et qui voit, elle, qui montre et qui nous dit ce que nous ne voyons pas et qui ne nous sera jamais montré mais qui est. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault rappelle le conseil que son vieux maître donna à Vélasquez, dans l’atelier de Séville : « faire sortir l’image du cadre ». C’est bien l’un des enjeux, pour moi, de la question de l’écriture théâtrale : mettre de l’air, du jeu, de l’interstice, de la distance entre les choses, les disjoindre, les déplacer afin de faire voir trouble, et dans ce trouble, mieux faire apparaître ce dont on parle mais qu’il ne sera jamais utile ni de montrer ni de faire valoir.
Mais avant La Bonne Distance et sa mise en jeu par Thierry Fournier, je dois parler de la genèse de l’aventure et remonter à la commande qui m’a été faite : écrire un texte devant s’inscrire dans un projet à géométrie variable, à medium variable aussi, mais à thématique unique : Conférences du dehors. Portée par un seul corps. Actrice ou performeuse, Emmanuelle Lafont.
L’enjeu était clair, Thierry proposant à chacun « d’aborder la notion d’accès, la relation entre le dedans et le dehors, à travers des formes réelles ou fictionnelles ». Opérant, comme je le fais toujours, non pas de face mais par détours, et cherchant la forme idoine, j’ai travaillé à un premier texte, intitulé Par Courtesy. Ce texte met en place, sur plusieurs plans, pas forcément visibles à l’œil nu, le principe de mise à l’écart des règles. On peut le prendre par tous les bouts . Par la règle du temps : un temps de conversation s’inclut, apparemment, dans un temps de situation. Or l’un contredisant l’autre, ( 10 minutes pour la conversation, 90 minutes pour la situation dans laquelle la conversation s’installe ) il y a disjonction ; l’un exclut radicalement l’autre de sa réalité. Par la règle du groupe humain et de sa dynamique : un groupe socialement constitué autour du langage, pique-nique et converse. Mais l’un des membres, celui qui ne possède pas à fond l’art de la rhétorique, se retrouve exclu, massacré par ses compagnons. Par la règle de l’espace : le paysage qui contient la scène, se replie, s’excluant tout seul de la représentation et force la fin de la représentation. Etc.
Livré à Thierry, le texte nous a menés à de nombreuses discussions. On avait beau faire et dire et réfléchir et discuter, il restait, en gros, à la marge du projet. Par sa forme, majoritairement.
Il était impossible de représenter, dans le temps imparti, et avec un seul corps, et sans outils ou dispositifs annexes, les différents axes de l’écriture. Il y avait, dans ce texte, une dimension purement théâtrale qui ne pouvait pas coïncider avec ce projet, essentiellement performatif, inventé, souhaité par Thierry. J’avais vu, en amont du projet, la performance d’Emmanuelle, quand, face à la télévision, elle sursaturait Levitra l’espace sonore de mots entendus, reproduits, fracturés, de descriptions hâtives, donnant « à voir », par effraction au spectateur privé d’image, un pan d’actualités télévisées, brouillées d’annonces, de publicités et de météo, de sorte que, de notre monde extrait ainsi au forceps, déhiérarchisé, morcelé, nous parvenait comme la désintégration d’une réalité repérable, partagée par tous. Ce procédé d’imitation à outrance, de non-distance prise par rapport à l’objet, d’immersion totale dans les signes, nous mettait soudain face à la falsification du réel, et pire encore, face à son absolution. Cela nous donnait en effet à entendre ce que nous acceptons sans faillir, de bon cœur même , par usure, usage, indifférence.
Un peu plus tard, j’ai repensé à La Bonne Distance. Texte déjà écrit, publié, pas encore mis en scène. Et qui pouvait, en fait, s’inscrire totalement dans le projet de Conférences du dehors et par son fond et par sa forme. La Bonne distance décrit, du dedans, ce que peut être un homme du dehors, un sans-abri, un pauvre, un exclu. Pour reprendre le parallèle avec la peinture, j’avais tenté, dans ce texte, de montrer une personne, dans un cadre très précis, qui dit comment elle est occupée à faire le portrait d’une autre , sans qu’on n’ait accès ni au modèle ni au résultat.
La seule manière pour moi d’échapper à l’écueil majeur de ce type de projet que serait la compassion, liée au témoignage ou à la parole d’un « je » souffrant. Le mode descriptif choisi permet une mise à distance salutaire : le discours écarte le sujet, le maintient en dehors du champ, à la bordure, ne lui autorise, en en faisant un objet d’étude, aucune intervention. Et met le lecteur devant la même impossibilité de se laisser aller une sorte d’empathie avec le personnage, qui n’en est radicalement pas un.
Le texte convenant à Thierry, nous laissons tomber Par courtesy et Thierry se met à travailler avec Emmanuelle à la mise en bouche, en corps et en scène de La Bonne Distance. J’assiste à une répétition. Il s’agit, tout bonnement, de trouver, scéniquement, la bonne distance par rapport au texte, qui a cherché lui aussi sa bonne distance par rapport au sujet. On peut le proférer, le haranguer, le marteler, le pousser, comme on pousserait une gueulante. Thierry demande à Emmanuelle de le parler. Simplement. De le dire, sans hâte, sans commentaire, sans avis, je dirais, sur la question. D’aller voir du côté du registre « conférence ». De lui ôter ainsi toute tentation affective, toute appropriation sentimentale et politique. Le simple fait de le parler, de faire entendre sans aucun état d’âme à l’autre, au spectateur, ces mots censés débiter le mode d’emploi idéal de l’extrême pauvreté et qui agencés en une seule phrase ne font que laisser l’homme déchu socialement là où il est,( et peu importe de savoir comment il en est arrivé là) , dans cette zone d’absence, d’invisibilité, à l’écart de la sphère publique, parvient, par détour cette fois, par déplacement du locuteur et des focales, par un chemin absolument opposé, à cette même problématique de falsification du réel et à son absolution, que dénonçait, démontrait la performance de la télé, dont je parlais plus haut.
Du coup, le geste autoritaire de la « conférencière », qui par sa phrase ininterrompue, son débit tranquille, son indifférence, ne laisse rien ni personne intervenir, tient, symboliquement et concrètement, le monde à bonne distance, en dehors de ses réflexes habituels, peur, indulgence, dégoût, compassion. Il se contente de montrer cet anonyme du dehors , et par cette torsion d’un non vouloir-dire, lui faire occuper, pour une fois, même dans sa marge, le territoire. Une manière sage et coulissée, je dirais, de transgresser les bordures, les cadres admis. Une manière de loucher droit. Peut-être.
Que Thierry me pardonne, mais j’ai n’ai pas réussi à écrire quelque chose de tout à fait théorique et à la hauteur de ce qu’il avait rêvé pour Conférences. Je succombe aux charmes de l’autofiction et je me vautre dans le récit, c’est pas comme ça qu’on fait de la philo.
Lorsque Thierry Fournier m’a pour la première fois demandé de réaliser les entretiens d’où sont extraits les séquences qu’on peut voir dans Conférences du dehors, j’avoue que je ne me voyais pas tellement dans le rôle du témoin et encore moins dans celui de quelqu’un qui aurait à raconter de façon pertinente une expérience humaine dont la portée, générale ou universelle, parce qu’irréductiblement particulière, ferait la dignité, la matière qui provoquerait la parole.
Le motif était de parler tout simplement et de dire comment je voyais certaines situations, que je raconte ma perception d’un problème, parce que je les lui avais moi même déjà raconté et qu’il avait trouvé mes opinions intéressantes pour ce travail. Une des expériences qui m’ont le plus marqué dans la vie, et j’en avais parlé à Thierry, est d’avoir travaillé dans des entreprises de nettoyage (je conseille cette expérience à tous les apprentis philosophes entre deux lectures du livre I du Capital). J’ai appris là, corporellement et socialement, ce que ça veut dire d’être ce que j’appelle « un invisible » (le type qui vient pour nettoyer les chiottes et passer l’aspirateur, qui est souvent une femme). C’est idiot et quotidien, mais personne ne te voit, tout le monde esquive le regard, personne ne se hasarde à te parler, toutes les conversations, toutes les situations sociales, tout est hors de ta portée. On est une pure fonction spectatrice de l’interaction sociale, pas ‘quelqu’un’. Encore plus pour ceux qui travaillent la nuit dans le métro. Je me fais un point d’honneur de leur dire « bonsoir, monsieur ». La vie sociale évolue au gré de cette limite imperceptible qui fait qu’on n’existe pas, on est là mais on est juste totalement irrelevant. On a rien à te dire, il faut juste te communiquer ce qu’il faut que tu fasses. Instrumentum vocalis.
Ma tâche consistait à nettoyer trois étages d’un immeuble de bureaux le plus rapidement possible, c’est à dire avant 7 heures 30 (j’arrivais à 5 heures, en vélo, car c’était l’heure où les gardiens changeaient d’équipe) « pour éviter de voir les employés lorsqu’ils commencent à arriver », m’avait dit la personne responsable. Ce qui est intéressant, dans cette expérience, c’est l’arrière-goût de féodalité qu’elle laisse, c’est un rapport social économique entièrement et totalement désincarné et accepté comme tel. Personne ne se croit obligé de s’adresser à toi comme dans un rapport normé par les formules du face à face traditionnel. On ne te dira pas : « Bonjour, excusez-moi, où est rangé le café ? », mais tout simplement « et le café l’est où? ». Cette brève description est, bien entendu, inepte car tout le monde sait à peu près ce qu’est le gentil registre des rapports hiérarchiques mais je retiens ici la naturalité avec laquelle nous vivons avec ce mode. Un des projets qui me justifient et que je n’accomplirai peut-être jamais est de restituer l’expérience des travailleurs du nettoyage, une façon de dire le conflit que provoque le fait d’être nécessaire à la reproduction de la vie matérielle et tout à la fois traités en poussière, en rien. C’est aussi et trop souvent une expérience qui ne concerne que des « travailleurs immigrés ». Je ne sais pas comment mais j’aimerai explorer cette expérience, comme un hommage aux anonymes qui doivent tourner la manivelle d’une partie de la fête capitaliste. Une image de la mise en scène de Don Giovanni par Patrice Chéreau au Théâtre du Châtelet en 1981 me paraît saisissante, dans ce sens : pendant qu’a lieu l’action sur la scène des équipes nombreuses de travailleurs sont à la besogne et regardent à peine ce qui s’y passe, comme absorbés dans une tâche infinie qui les consomme. Pendant ce temps, les dominants s’agitent et ont le temps de songer avec préoccupation s’ils auront une érection ou pas. Il me semble aussi qu’il y a une forme de ritournelle ironique dans le fait que le secteur du nettoyage fonctionne marqué par ces dynamiques et que le président actuel ait gagné les élections en faisant campagne sur le thème de l’extrême droite : « l’identité nationale ».
Mais pour revenir sur ces expériences… oui, bon, mais je m’en suis tiré. C’était juste un moment. Pas mon destin social, je suis un petit bourgeois. J’ai fait des études. Il y en a plein, tous les jours qui continuent à survivre dans ces situations, ils n’ont pas de figure ou de voix, leur expérience reste muette et la mienne est un passage, je n’arrive pas à être leur voix. Ce sont ces choses qui surgissent lorsque Thierry m’a demandé de parler devant la caméra.
Mais malgré ça, je me voyais bien parler de ce que Thierry pensait pouvoir me demander raconter. Je crois que c’est parce que j’ai une confiance en lui qui est à la fois affective et en quelque sorte politique, qui vient de l’entente et des affinités qu’on partage. Je savais un peu, car il m’avait prévenu, ce qui l’intéressait, sur quoi il avait réfléchi, parce que nous avions déjà pas mal conféré, autour des histoires familiales, politiques, personnelles, autour d’évènements infimes dont la signification est irréductiblement politique et paradoxalement, uniquement faite dans la trame de l’intimité. Il faut bien l’avouer, tout a commencé par de petites anecdotes, autour d’une table, d’un café au milieu d’une conversation, comme quand on associe un son ou une odeur à quelque chose qui suspend notre présence, en écoutant un bon morceau de musique dans son appartement, en regardant par la fenêtre l’étendue parisienne se déployer indifférente. Mais la matière de la vie vécue, l’épaisseur faite de mots que sont les expériences restituées me semblait aussi un peu intimidante. J’avais comme un sentiment de gêne, ça sonne faux comme de la fausse pudeur, mais c’est vrai.
En fait, je suis un martyrisé des types qui ont « vraiment vécu quelque chose ». On peut dire que ça commence tôt, lorsqu’on te raconte étant gamin que ton arrière grand père a vu une partie jouer au casino en ligne de sa famille se faire tuer par les pogrommistes au couteau et qu’il est parti à pied à Paris. Dans cette phrase, la personne qui te raconte l’anecdote met l’accent sur à pied. Le même type (il s’appelait Aaron) s’installe à Paris dans le marais, apprend le métier de tailleur et réussit après bien de peines à faire venir sa femme, restée en Ukraine. Elle s’installe avec lui mais tombe malade, on doit l’hospitaliser, et un beau jour Aaron reçoit une lettre disant qu’il pouvait venir chercher sa femme (on ne m’a pas dit comment elle s’appelait). Donc, il achète les plus beaux tissus et fait une belle robe pour elle. Mais quand il va la chercher à l’hôpital, on lui dit (ou plutôt on lui fait comprendre) qu’elle est morte, qu’il faut absolument qu’il récupère le corps. Sur la seule photo qu’on a de lui, Aaron est sérieux et a une moustache façon sicilienne. Il a des mâchoires saillantes et un regard sombre. Il a les yeux maquillés au khol.
Moralité : quand on est immigré, c’est mieux d’apprendre la langue du pays. (j’ajouterai que le pauvre Aaron aurait dû disposer d’un dictionnaire du français administratif à défaut de pouvoir fréquenter l’école publique). Mon grand père me racontait ça et je profite de cet espace pour dire que ce salopard n’a pas voulu me transmettre le yiddish, parce qu’il en avait honte, et que visiblement l’épaisseur affective de la langue existe.
Mais outre le poids des histoires, je que crois c’est parce que j’ai lu trop de témoignages, trop de récits, écouté trop de paroles hallucinantes. Schmerke Kascerginski, ses Souvenirs d’un guérrillero (les partisans juifs dans les fôrets soviétiques), Marek Edelman, les textes autobiographiques de Jean-Pierre Vernant, les Mémoires de Geronimo, Hersh Mendel, l’incroyable Biografía de un cimarrón, Frederick Douglas ou Booker T Washington, Joseph Dietzgen, Che Guevara, etc… bref, la galerie des héros est innombrable mais garde une permanence étrange, comme des poteaux tordus par le temps d’un terrain de foot abandonné et toujours repris et piétiné par des générations de joueurs. Je crois que c’est une permanence que connaissent les lecteurs qui ont été emportés dans l’enfance par les récits de Jack London. Le bénéfice de cette épopée sécrète a aussi des aspects indicibles révélés par les rencontres, presque anonymes, qui nous sont parfois données. Je me rappelle encore d’un café qui se trouve à Buenos Aires, Avenida de Mayo, où des républicains en exil se rencontraient pour parler et jouer aux cartes. Je me rappelle qu’ils avaient au fond de la salle, un drapeau de la république espagnole (rouge-jaune-violet, pour ceux qui ne le connaissent pas). Ils se disputaient lorsqu’ils se racontaient le déroulement de la bataille de l’Ebre. Je me rappelle d’un vieux qui m’a dit, ému : « Tu sais, j’ai tué quelqu’un là-bas. Je l’ai vu et j’ai tiré. J’ai entendu son cri et je l’ai vu tomber lentement. C’était un pauvre type comme moi. Je rêve encore de lui, la nuit, je vois sa main se tordre pendant l’impact, comme ça. J’avais 16 ans ».
Voilà un peu le registre impossible auquel je n’aurai jamais pu correspondre et qui m’échappe à jamais. Mais je m’aperçois après coup, et c’est la force du travail qu’a fait Thierry sur moi en quelque sorte, sa maïeutique, que j’avais quand même quelque chose à dire qui méritait d’être échangé. Il n’y a pas de mystère, et je pense que Thierry ne m’en voudra pas si je dévoile le secret fondamental de nos entretiens, qui est que nous avons beaucoup ri de choses parfois tragiques.
Je me trompe peut-être, mais je crois que c’est autour de cette expérience, que je lui avais racontée, qu’est née l’idée de parler des frontières dedans/dehors à partir de ces morceaux de papier peint décollés d’un vieux mur. Je suis moi-même étonné de ce qu’il a réussi à faire, de la façon dont il a réussi à inscrire ces propos autour d’un maté (qu’on aperçoit brièvement sur la table), et je suis surpris aussi de la profondeur qu’acquiert le problème de la langue dans cette question de la relation affective aux espaces et au temps révélée dans la migration. Je crois que c’est en parlant avec Thierry, en essayant de formuler ce qui pouvait unifier une expérience éclatée que je suis arrivé à exprimer un sentiment qui en fait, m’accompagne depuis mon enfance et que j’avais jamais réussi à amener à l’expression. C’est la sensation qu’on ne rentre jamais entièrement dans le tiroir. Il y a toujours un bras ou une jambe qui dépassent (cf. « l’identité nationale »). Contingences totalement liées au hasard ou bien perspective existentielle, une part est toujours étrangère, et résiste farouchement à « l’identité nationale », qui n’est finalement qu’un délire verbal : en Argentine, argentin mais juif ; juif parmi les juifs, mais avec une famille mixte, avec des irlandais, des basques et des indiens ; parmi les juifs, un internationaliste, un cosmopolite, pas un sioniste (c’est à dire un nationaliste) ; à l’école en Argentine, fils d’un rouge exilé, sous une dictature militaire, catholique intégriste, anticommuniste et nationaliste à la coupe maurrasienne et franquiste ; en France, un latino quelconque (mais avec tout le reste derrière)… etc, on pourrait continuer avec des situations diverses, on l’on voit comment s’active un cadre ‘identitaire’ sur lequel on n’a parfois aucune prise mais qui fait sa vie autonome et qui travaille aussi bien sur des marques langagières que sur des marques corporelles.
Je me suis longtemps demandé ce qui faisait que, au delà des questions théoriques, je n’avais jamais trouvé le moyen d’exprimer à quel point les éléments épars dont je viens de parler se combinaient de façon instable. Je veux dire par là que le programme politique de la normalisation nationaliste de la vie sociale consiste précisément en une destruction des catégories de l’expression de ces situations particulières pour les faire entrer dans un cadre d’expérience préfabriqué par le discours politique où les identités doivent être stables. Comme dans la problématique de l’identité nationale.
Le fragment de Conférences du dehors où j’apparais porte un titre : « Ministère de l’extérieur ». Je crois que l’origine du titre est bien justifiée : nous avions parlé et ri pendant des heures lorsque je lui racontais mes anecdotes liées à l’administration et notamment à ma carte de séjour.
Conférences du dehors est une série de sept performances à installer partout, chacune d’entre elles abordant, sous des angles différents, la notion de « dehors ». Le terme est large, et j’ai souvent entendu des propositions pour le qualifier d’une manière plus concrète, mais je tiens à cette vacance, à cette ouverture. Je tiens aussi au fait que c’est dans leur expérience que ces sept performances qui abordent des situations très différentes (médiatiques, politiques, intimes, collectives, fictionnelles) dessinent d’elle-mêmes un paysage, une pensée, une proposition.
La relation entre le dedans et le dehors, la notion d’accès (aux richesses, aux frontières, à l’image, au travail, à la parole) traverse toutes les situations contemporaines ; elle concerne à la fois le politique et l’intime. Le libéralisme généralisé n’offre plus de possibilité de se tenir en dehors de sa logique. Seule demeure possible une gradation dans l’intégration – ou, selon les points de vue, la résistance – des individus et des États. Ce système repose de façon croisssante sur la notion d’accès, qui a supplanté progressivement la propriété comme enjeu discriminant. « La logique de l’accès est désormais considérée comme la porte ouverte au progrès et à l’accomplissement personnels ; elle incarne aux yeux des générations contemporaines ce que la démocratie représentait pour les générations précédentes » (Jeremy Rifkin). Le paradoxe et la conséquence de ce « monde sans dehors » est que la notion même de dehors est devenue omniprésente et fractale, c’est-à-dire constante à toutes les échelles. Elle renvoie simultanément aux relations entretenues par les personnes avec leur milieu, leur histoire et la société ; aux fictions, mythes et fantasmes véhiculés par l’imaginaire collectif ; aux enjeux politiques des états : mondialisation, conflits et politiques liés à l’immigration, conséquences et reliquats du colonialisme, etc. J’ai choisi d’aborder cette question à travers une proposition délibérément restreinte, qui nous ferait toucher du doigt non pas son étendue, mais sa qualité de prolifération et de circulation entre plusieurs domaines : politiques, fictionnels, et intimes.
Toutes ces performances développent une relation avec le dehors, et la déploient dans une écriture et avec un dispositif spécifique. Si elles étaient des récits, elles évoqueraient des voix : certaines ont essayé d’entrer, d’autres défendent ou éprouvent des frontières, sont dehors et le décrivent, certaines défendent un territoire ou viennent de disparaître… L’ensemble est porté par la même interprète, Emmanuelle Lafon, qui est actrice et qui a bien voulu jouer le jeu d’un projet exporant les limites entre les arts plastiques, la performance et le théâtre.
Les dispositifs sont minimaux et transportables : télévision, table de conférence, ampli, ordinateur portable, polystyrène… Du fait de la légèreté de ces dispositifs, chacune de ces performances (et j’y reviendrai en parlant des répétitions et des représentations) peut être travaillée, développée et présentée indépendamment.
L’un des objectifs de Conférences est également d’investir des espaces dont la qualité et la localisation interrogent également la notion de dehors : extérieurs, lieux publics, écoles, espaces théâtraux résiduels, appartements… Chacun de ces espaces est sollicité dans sa capacité à devenir un lieu de représentation temporaire. La forme des interventions se précise donc selon les lieux, à la dernière minute : la légèreté de l’ensemble permet une installation quelques heures seulement avant la représentation, en prenant en compte très rapidement les caractéristiques du lieu.
L’interprète navigue entre le statut d’un conférencier ou d’un médiateur, et celui d’un acteur, en éprouvant des statuts variables : distance, immersion, interprétation, conférence, commentaires. Les spectateurs partagent le même espace que lui. L’extérieur intervient régulièrement : par la télévision, le son, le dispositif lui-même.
Conférences se développe selon un principe de curatoriat. A l’exception d’un seul épisode qui travaille avec le flux de la télévision en temps réel, chaque épisode donne lieu à l’invitation d’un artiste ou auteur à qui j’ai proposé de collaborer sur l’écriture. La liste actuelle des épisodes est un point de départ, qui pourra évoluer au fur et à mesure de ces collaborations. Ils n’ont pas d’ordre, et leurs titres sont encore temporaires. Le ou les lieu(x) qui accueillerait la création ou les représentations de Conférences pourra donc moduler, en collaboration avec l’équipe de création, les deux niveaux qui composent le projet : le choix et le nombre des épisodes qui seront travaillés et/ou présentés, ainsi que le choix du (ou des) espaces qu’il-elle souhaite investir, en un lieu fixe ou dans un parcours, intra ou extra-muros.
Ce projet s’inscrit dans une démarche d’interrogation sur les relations possibles entre projets en art et spectacle vivant, qui porte notamment sur l’évolution des statuts respectifs de l’interprète et du public : mise en scène du spectateur, dispositifs interactifs, écriture de processus. Conférences convoque des codes appartenant aux domaines des arts plastiques et du théâtre (récits, dispositifs, interprète, temps et lieu de la performance), et les questionne à partir du dehors : sources hétérogènes, pluralité de prise en charge, incarnation interrogée, espaces non scéniques, implication des spectateurs. Enfin, Conférences est par définition un projet non clos. De nouveaux épisodes / situations seront créés au fil du temps et des contextes, inventés avec de nouveaux interlocuteurs (institutions, artistes, auteurs, chercheurs…) souhaitant poursuivre avec nous cette investigation sur les notions de territoire et d’accès.
Quand j’interprète Conférences du Dehors, tout a lieu à vue, au milieu et autour des spectateurs. Si la salle le permet, la lumière du jour décroissant nous accompagne. La relation au temps et à l’espace présents est centrale : à la part d’improvisation propre à toute interprétation, s’ajoutent l’aspect performatif de certaines pièces réalisées “en direct” et la volonté de jouer dans des espaces diversifiés.
Il y a sept pièces dans CdD. Elles se répondent, contrastent, se chassent, s’enchâssent, comme autant de dispositifs dont la capacité à agir, à transformer, est inséparable de la manière dont ils sont eux-mêmes agis, ou provoqués. Je traverse ces pièces et me laisse traverser par elles, accordant sans cesse ma posture. Actrice, performer, médiatrice, interlocutrice, vecteur , musicienne, un corps, je suis le fil conducteur d’un parcours suggéré aux spectateurs. Il y a une télé, une table, une chaise, des coussins, un morceau de polystyrène, un téléphone et un ordinateur portables, un lecteur DVD, un haut-parleur, un vidéo-projecteur. Ils dessinent des espaces de jeu, et proposent des places à chacun (les spectateurs, Thierry Fournier et moi ). Les costumes sont noirs, mais on peut reconnaître des treillis, rangers souples et une inscription, “sécurité” , dans le dos de Thierry Fournier qui intervient tout au long de la représentation). Ces éléments sont en eux-mêmes des dispositifs dont nous usons au quotidien, ils participent de notre rapport au monde, comme outils, voire modes de représentation. Enfin ils sont précisément les supports d’écriture choisis ou mis en scène de chaque artiste.
Il s’agit donc d’un tissage de fabrique hétéroclite, qui tire sa cohérence de la mise en relation de chaque maille les unes avec les autres, mise en relation recherchée depuis la conception du projet jusqu’à sa réalisation. De là une grande variété des processus inventés pour activer ces dispositifs, et la nécessité d’en éprouver très tôt les charnières possibles.
Une étape importante des répétitions a été les échanges avec chacun des auteurs; certaines pièces ont même trouvé leur aboutissement en leur présence ( le jour où Jean-François Robardet a trouvé l’étui de polystyrène dans la rue sur le chemin de notre “pause déjeuner”, les essais image/son/corps avec Juliette Fontaine… ). Elles ont eu lieu en appartement ( sur une durée de plusieurs mois, passer chez Thierry Fournier un peu avant 13h et/ou 20h, s’entrainer 30 mn sur pub/JT/météo/séries, “jouer “ du polystyrène dans la foulée, faire alors entrer en résonance La Bonne Distance … ) puis dans la salle de danse de La Chartreuse, où la mise en oeuvre scénographique et sonore nous a permis d’écrire une partition d’ensemble. Les contraintes spécifiques à certains dispositifs nous ont servi à plonger dans le vif de nos enjeux, notions de dehors, d’accès, relation à l’autre, usages du langage… Par exemple, les appels téléphoniques de Ready Mix étaient consacrés alternativement à la performance et aux répétitions. Et jusqu’aux représentations, nous jouons et sommes joués par cette configuration “ à distance “ et “ en direct “, le déplacement de l’usage téléphonique fait voler en éclats l’évidence de son rôle de communication. Ou encore, CdD s’ouvre avec Circuit Fermé, qui lui-même est lancé par l’horaire du Journal télévisé, donc tout l’espace/temps de la représentation fait écho à un autre espace, pour le moins public, celui de la télévision…
Aperçu
Circuit Fermé
19h52: entrer dans la salle avec Thierry Fournier. Les spectateurs sont là, installés de l’autre côté de l’écran de télé. La télé est allumée depuis leur entrée. S’asseoir bord chaise face à l’écran, coudes sur les genoux, poings joints, pieds au sol. Pose du casque audio, volume augmenté pour que je ne m’entende pas, branchement du jack, j’agis à cet instant . Dire tout ce que je vois et entends. C’est impossible. Le faire: foncer dans la machine et accepter de me laisser faire par elle. Trouver immédiatement le placement de la voix, relâcher les épaules, laisser le regard mobile, ne penser qu’à respirer, quelques gestes m’échappent. Environ15 mn plus tard, T.Fournier éteind. Souffler, boire, s’étirer, se rassembler.
Ministère de l’extérieur (première partie)
La télé est tournée face aux spectateurs, retournée à son usage. S’asseoir à côté. Ainsi je m’inscris dans la continuité de l’assemblée. En prendre mesure. Présenter simplement David Beytelmann, philosophe et historien. Actionner le lecteur DVD. Interviewé par T. Fournier en 2007, c’est à chacun qu’il s’adresse aujourd’hui, c’est la parole et le visage les plus humains des CdD, alors qu’on le regarde à la télé, et qu’il agit en différé. Loin de produire un discours assigné à son statut, l’intellectuel parle de lui, de son expérience d’homme, on suit les mouvements spontanés de sa pensée. J’ai l’impression de l’écouter chaque fois pour la première fois, impression accrue par une autre écoute, que je superpose : celle des spectateurs autour de moi qui, eux, le découvrent. C’est l’occasion pour moi d’affûter mon oreille, comme le diapason d’un accordeur.
La Bonne Distance
S’asseoir à une table, surlaquelle sont disposés un verre d’eau, un crayon, un micro, quatre pages agraphées, un téléphone portable. La lumière se modifie avec l’extinction de la télé et l’aide d’un projecteur orienté vers la table; je me racle la gorge, et je suis le bruit des spectateurs qui à ces signaux modifient leurs positions et angles de vue. Comment oser dire ce texte? A chaque fois je me pose cette question, chaque fois je la traverse au moyen d’une autre question, inscrite dans le titre- même de Noëlle Renaude, celle de la distance. Nous avons décelé-là une clef dont on s’est servi pour mettre en oeuvre chacune et l’ensemble des CdD : “à quelle distance” se positionner? Pour dire, regarder, écouter, parler, adresser, pour ajuster la posture du corps, qu’il suive ou qu’il déclenche, pour “ faire semblant” ou “pour de vrai”. Ajustement permanent de focales.
Interpréter ce texte comme si c’était une conférence, avec réalisme, pour rendre sensible la tension existant entre ce qui paraît le motiver, et ce dont il parle au fond. Se maintenir en cet équilibre comme un scientifique maintiendrait le fil de son raisonnement, et ce jusqu’au point final, le seul du texte. Plaisir du langage (tempi, accents, volumes, adresses, silences, attaques, emphases, ajustements aux réactions de l’auditoire …).
Ready Mix
Boire et téléphoner du portable sur la table, je dis: “Allo Esther, t’es où? ”. C’est Esther qui répond, “pour de vrai” : Esther Salmona, l’auteur et partenaire. Elle est toujours dehors, il est toujours à peu près 20h22, mais les espaces qu’elle parcourt, les gens croisés varient chaque soir, devant, derrière, en haut, à côté d’elle, en marche, à l’intérieur d’un commerce, d’une cour… Sa parole nous transmet cela. La communication téléphonique est amplifée, l’habituel échange à deux voix dévoyé. Je me fais le vecteur de sa parole, mais mon oreille collée au combiné n’est pas qu’un prétexte, elle cherche à exprimer le paradoxe de la situation, à savoir la fabrication d’un temps commun mais pas au même endroit. Le comble d’un spectacle. Je lui pose parfois une question au nom de nous tous ici, qui sommes dedans – un “ dedans “ commun (la salle de la représentation) et un “ dedans “ séparé (l’imaginaire de chacun). Pour cela être au plus près de ma propre visualisation, intérieure et subjective. Sa voix et nos écoutes provoquent de courts déplacements de ma part, par ricochets. Enfin: “Et toi, t’es où? ” dit-elle, je dis : “ Moi je suislà “, et elle raccroche.
Il est remarquable que la plupart des spectateurs veulent croire à de la fiction, du pré-enregistré, malgré toutes les stratégies qu’on a imaginées pour rendre la situation du “direct” la plus claire ( paramètres de la prise de parole d’ E.Salmona, geste de la numérotation, téléphone cablé dès le début, interventions de ma part dans son flux, arrêt de la performance décidé par elle…) .
“ On se fait avoir ” , “ on se fait avoir mais on y croit ”, “ on y croit donc on se fait avoir “, “ en fait on veut se faire avoir “… sous une forme plus ou moins anecdotique, les dispositifs de la convention théâtrale eux-mêmes sont interrogés. A l’issue de chaque représentation, propos infinis sur l’aptitude du faux, en tout cas de la fiction, à dire mieux le vrai, et qui mettent en relation l’ensemble des CdD.
Ministère de l’extérieur (deuxième partie)
La télé est rallumée par T.Fournier, bruits de tous qui se tournent vers le son et la lumière de l’écran. Je passe la main, confiante, à celui qui agit filmé, me place en périphérie. Rester aux aguets. La caméra s’est rapprochée, D. Beytelmann apparaît tout de suite en gros plan, sa parole est de moins en moins descriptive, mais très concrète, nourrie d’anecdotes. Il s’en fait le sujet et l’objet à la fois, quelque chose de poreux s’installe. Générosité. Le dispositif aménage un espace de résonance entre cette parole et, en puissance, celle de chaque spectateur. Ensemble d’écoutes. C’est le moment où les réactions, rires, sourires, interjections, sont les plus sonores. Mon étonnement est renouvelé chaque fois: je sens que cet homme à la télé est la fenêtre la plus ouverte sur le rapport de chacun entre son monde intérieur et l’extérieur, entre soi et l’autre. Boire.
A Domicile
Quand la télé s’éteind , une musique de film d’action retentit, laquelle on ne sait pas, LA musique de TOUS les films d’action.S’approcher de la source sonore, un haut-parleur surlequel un ordinateur fait office de prompteur, lire au micro chaque ligne qui défile – viser du visage la webcam et en ignorer le mobile. Ce rôle, le style du texte de loi, la position physique penchée, la musique, le suspens et le danger et l’angoisse qu’elle dégage, laisser tout me monter au nez… ma propre voix se fait monstreuse quand j’actionne la barre d’espace, coller le micro devant l’enceinte, larsen, voilà c’est là que ça se passe, prendre du champ, les spectateurs me font de la place, se ruer sur l’enceinte à nouveau, hurler les mots qui me restent en mémoire: “ lesiège d’une association ”, larsen, “ un local résevé à la vente “ , tomber, ramper, larsen, hurler, “ yacht deplaisance ” , c’est la guerre, dégoupiller le micro-grenade, T.Fournier se jette à terre pour rattraper la bonnette, je me relève essouflée, everything is under control, retour au poste, allez un dernier coup pour la route, larsen, je reprends mon calme et la lecture, respiration abdominale en contre-point pour adoucir la voix, jusqu’au silence.
Frost
Enclencher le programme de synthèse granulaire, déposer un MP3 au pied de la sculpture, puis le micro: je m’asseois là, curieuse. A proximité du micro chaque grain de polystyrène mu, frotté, égrené, produit un son: écouter l’histoire qui en émerge, qui change avec l’acoustique de chaque salle, le nombre et la disposition des spectateurs… Je laisse tomber une main sur le bloc lui-même, écoute, le parcours doucement de la paume, des doigts, actionne le MP3 et on écoute Jean-François Robardet raconter une histoire qu’on lui a racontée. J’approche le micro du bloc, c’est une sonde, et le tout, un orchestre; au gré de la matière, des volumes, et des sons, je promène et de tout mon corps suis le micro, il s’agite, s’immobilise, s’éloigne, plonge dans… quoi? Un iceberg? Un building? La banquise? Une cité en ruine? L’oeil du cyclone? Le vent ? Un simple étui pour écran plasma? On écoute la fin de l’histoire de J-F.Robardet. Tenter la catastrophe, le volume maximal. Vertige d’échelles entre l’oeil et l’oreille. S’apaiser, partir, laisser le micro sur la sculpture. La résonance meurt lentement.
Sentinelle 1.0
Ecouter le silence, puis laisser naître un nouvel espace fait de la lumière diffuse d’une projection vidéo, de mangoustes filmées, de leur environnement sonore, des mouvements et bruits des spectateurs qui reviennent de la “catastrophe”. Je m’y inscris à l’aide de l’ouïe et d’un sens “aveugle”, purement physique de l’espace, je ne regarde pas le film de Juliette Fontaine ni personne en particulier. En fonction des sons, positions et dispositions des spectateurs, je cherche où me mettre, là cet angle, cette jambe allongée, ce vide entre deux corps, le chambranle d’une fenêtre, ces tibias repliés, le bas du mur, ce coussin, la rangée de ces cuisses, cette épaule… Le corps trouve, reste jusqu’à ce qu’il commence à déposer son poids, jusqu’au début de la tranquilité, puis va chercher ailleurs, le contact avec les corps des spectateurs est plus ou moins chaud, plus ou moins prêt, rétif, surpris, tendre, figé, changeant, je capte de très près ce qui émane de l’heure passée ensemble, comme des ondes concentriques sur l’eau… La vidéo cesse, je reste , je perçois les lueurs de la télé qui marche sans son, l’accélération des pas de T.Fournier vers la sortie est mon seul signal pour partir.
Tournée dans des bibliothèques du Gard et du Vaucluse
Suite aux répétitions dans la salle de danse de La Chartreuse, nous nous sommes vite confrontés à des espaces aussi variés que les multiples “ coins lecture “ de chaque bibliothèque, un préau, une salle polyvalente isolée au milieu des vignes, le sous-sol d’un bâtiment à l’architecture moderne, une salle de concert, de réunion, de projection, une mezzanine, une église … Entretemps nous avons aussi joué à La Chartreuse. A cela on peut ajouter, bien en amont, les répétitions initiées en appartement. Ces allers-retours entre espace institutionnel, espaces publics, espaces privés, espaces assignés à une fonction, font partie du processus de création de CdD. Ils ont mis à l’épreuve les questionnements posés par le projet.
D’où la légèreté nécessaire, en terme de mobilité , du dispositif à monter : le tout est contenu dans une voiture ( 3 personnes, costumes et décor), et dans une journée (installations, répétitions et représentation). Néanmoins c’est un défi car de nombreux paramètres sont en jeu pour une adaptation très rapide. En début d’après-midi il faut choisir un espace, le désenclaver de sa fonction, s’y installer, penser le rapport aux spectateurs le plus juste sans être jamais sûrs d’une jauge précise, travailler au bon fonctionnement indispensable de l’antenne télé, du réseau téléphonique. Il me reste entre une heure et quinze minutes pour m’ajuster à l’espace , à la lumière et à l’acoustique, ajustements qui, de fait, se poursuivent au fil de la représentation, en fonction du nombre des spectateurs, et d’un environnement qui est doublement agissant car nouveau. Ajustements dont j’ai fait le fondement de mon interprétation: je n’ai pas de marques dans l’espace, mais l’expérience en moi d’un équilibre d’ensemble, l’ouïe est mon principal guide, et la sensation, presque animale, de la place et de l’écoute des spectateurs.
Jouer “ à l’extérieur “ implique une relation spécifique aux spectateurs, pas seulement scéniquement. Il n’y a pas d’espace séparé, comme dans un théâtre, la porte d’entrée peut donner sur l’aire de jeu, les angles de visibilité peuvent être très différents, par l’appropriation d’un espace “ extérieur ” nous proposons à des usagers de se faire spectateurs. Nous invitons ces spectateurs à apporter la dernière pierre au dispositif de CdD. Ils s’y sont plus ou moins préparés, mais la représentation est toujours suivie d’un échange, sous une forme ou sous une autre, ne serait-ce que dans la mesure où notre temps ne s’arrête pas là, il y a encore le démontage. En fait, ces moments d’échanges sont un réel prolongement à la représentation. C’est le moment des questions, qui sont exactement nos moyens de construction, souvent ça a lieu autour d’un pot ou d’un repas. A la collectivité créée par une représentation s’articule instantanément celle de la vie quotidienne…ou comment créer un espace propice et renouvelé à la parole.
Première des sept performances qui composent Conférences du dehors, Circuit Fermé propose d’emblée une configuration de l’espace et un rapport spécifique au public. Celui-ci est invité à s’asseoir dans une disposition à peu près circulaire, adaptée chaque fois en fonction du lieu. Comme tous les dispositifs de Conférences, la télévision qui constituera le support de Circuit Fermé est à vue. Réglée sur TF1, elle est en marche lorsque les spectateurs pénètrent dans la salle, orientée de telle manière qu’ils en aperçoivent l’image seulement lorsqu’ils entrent, et qu’elle leur tourne le dos lorsqu’ils sont installés. Face au téléviseur se trouve une chaise vide. Le son est réglé sur le volume maximum, il est 19h45. Les spectateurs attendent ensuite cinq bonnes minutes en faisant face à l’arrière d’un téléviseur qui diffuse à un volume à peine supportable les programmes caractéristiques du « pré-prime-time » : mini séries ineptes, publicités, comme dans un café à l’heure du match de foot ou dans la salle commune d’une maison de retraite. À 19h50, l’interprète entre rapidement dans la salle et s’asseoit face à la télévision, suivie par son opérateur-vigile qui branche un casque audio sur la TV et le lui installe sur les oreilles. Dès lors, le public n’entendra et ne verra plus que l’interprète et sa voix, privé à la fois du son et de l’image du programme.
La performance dure environ 12 minutes, couvrant le temps qui comprend les publicités, la météo, les publicités à nouveau, puis les titres du journal télévisé jusqu’à la présentation du premier sujet. Pendant cette durée et en continu, l’interprète doit répéter tout ce qu’elle entend et décrire absolument tout ce qu’elle voit. L’exercice est, évidemment, physiquement impossible, du fait de la densité et de la simultanéité des informations visuelles et sonores. Un protocole simple a été établi, qui peut se résumer à privilégier le visible : ne rater aucune parole ; décrire l’image dès que la voix cesse, ne fût-ce que pendant une seconde ; s’interrompre immédiatement dès l’apparition d’un nouveau plan pour le décrire à son tour, même si la description du précédent n’est pas terminée. Il est intéressant de noter que dans ce contexte et avec ce protocole, l’actrice n’entend même pas ce qu’elle dit, réduite à une restitution purement réflexe entre le cerveau et la parole. Ce sont ensuite les mécanismes primaires de la perception qui entrent en jeu, hiérarchisant spontanément les éléments les plus prégnants du son et de l’image, et produisant par leur restitution une sorte de « résumé perceptif » de ce moment le plus dense et le plus chaotique d’une journée télévisuelle : un concassage sémantique permanent, mais d’où émergent curieusement des voix, des sujets et des images toujours compréhensibles. De plus, parlant avec un casque, l’interprète crie plus volontiers qu’elle ne parle, et devient dès lors une sorte de haut-parleur vivant, restituant pour le public le chaos continu des stimulis qu’elle enchaîne, devenant le relais humain d’un contenu toujours imposé du dehors. A 20h03 environ, après douze minutes de sprint, l’opérateur-vigile qui était resté posté sur sa chaise pendant la performance se lève, se dirige rapidement vers l’interprète et interrompt sèchement l’exercice par une pression sur le bouton de la télécommande. Le flux est terminé, on range le casque ; l’interprète se repose un instant avant d’attaquer la performance suivante.
Une « écriture » se construit donc au vol, en temps réel, à partir du contenu brut de la télévision, dans une urgence absurde du direct, qui est déportée ici avec la plus grande violence sur le téléspectateur. La tension mentale et physique nécessaire à cet exercice produit alors l’illustration assez exacte d’une aspiration du « cerveau disponible » de l’interprète par la télévision. L’exercice pourrait se décrire également comme l’application a contrario de la proposition de Jean-Luc Godard (« La seule chose que l’on pourrait faire avec le JT serait de le répéter deux fois »). Réduisant l’interprète à prendre en charge seule, et telle un entonnoir, toutes les voix et toutes les images, le dispositif évoque également la possibilité que l’ensemble de ce flux puisse provenir sinon d’une seule voix, du moins d’une seule pensée, comme si la télévision était elle-même un auteur et que l’on pouvait – et devait encore – poser à son égard la question « qui parle ? ».
(1) On rappelle la déclaration de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, dans une interview en 2004 : « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective « business », soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». In Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004.
Photographies par Alexandre Nollet des représentations de Conférences du dehors en octobre 2008 dans le Gard et le Vaucluse, avec Emmanuelle Lafon. Ces 134 images sont classées par représentations, dans les 12 lieux où les performances ont été données : Ansouis, Bagnols sur Cèze, Camaret, Châteauneuf de Gadagne, Courthezon, Goult, La Gare Coustelet, Le Vigan, Massillargues-Atuech, Pernes les Fontaines et Sorgues.
Ces images montrent l’adaptation du dispositif de Conférences du dehors aux espaces extrêmement variés de ces lieux d’accueil, certains étant parfois inadaptés et/ou exigüs : pour chaque représentation, l’installation s’effectue en quelques heures, en inventant un rapport spécifique à l’architecture et à la configuration du lieu.
Interview par Cyril Thomas (octobre 2009) pour la revue Poptronics. Texte intégral et questions d’origine.
CT : Comment concevez vous les deux expositions de Valence et de Montpellier, sont-elles complémentaires, antinomiques ? L’une semblant plus axée sur le toucher et l’autre sur la vue enfin plus exactement sur la perception visuelle.
TF : Les deux expositions n’ont pas la même échelle (une seule installation à Montpellier, quatre à Valence, accompagnées dans les deux cas par une performance) mais elles partagent un certain nombre de directions communes : autour des notions d’apparition et de disparition, de la temporalité, de la trace… Toutes deux impliquent également une « mise en œuvre » de leurs spectateurs, selon des modalités différentes. Je les envisage donc plutôt comme complémentaires.
En revanche ni l’une ni l’autre n’ont été pensées a priori en termes d’opérations spécifiques comme le toucher ou la perception visuelle. Point d’orgue n’est pas en premier lieu axée sur la vision : elle engage le corps du spectateur dans un rapport au temps dont l’image n’est que le témoin. Les installations de Un Geste qui ne finit pas forment une progression au fil de son parcours, de A+ (exposée ici sous une nouvelle forme, en vitrine), jusqu’à Open Source qui implique le toucher et le geste des spectateurs, en passant par Sirène et Infocus qui ont toutes les deux à voir avec le corps et la notion de présence.
À Lux (Valence), vous avez nommé votre exposition « Un geste qui ne finit pas ». Pourtant, loin d’être dans l’inachevé, les pièces qui mettent en jeu les actions du spectateur semblent au contraire très concrètes. Pourriez-vous expliciter ce titre ? Est-il volontairement paradoxal par rapport à vos œuvres ?
Je parle de geste au sens large : non seulement pour décrire une action, mais aussi pour qualifier l’implication du regard et de la perception vis-à-vis des œuvres – donc du corps. Le geste peut naître soit dans une relation directe des spectateurs avec un dispositif, ce qui est le cas pour Sirène ou Open Source, soit dans une interrogation sur leur présence ou leur vision comme avec A+ ou Infocus. Mais les situations que créent ces œuvres n’ont pas de résolution, elles ouvrent un questionnement. C’est dans ce sens que le geste « ne finit pas ».
Quelles sont vos définitions du toucher et du geste ?
En tant que modalité possible des relations que j’évoquais à l’instant, le toucher m’intéresse évidemment dans la mesure où il convoque le corps, au même titre que l’écoute. Ceci peut s’expliquer entre autres par le fait que mon travail concerne aussi bien les arts plastiques que la performance ou le spectacle vivant. Avant d’avoir une production autonome, étant musicien et compositeur, j’ai beaucoup travaillé avec des danseurs, acteurs et musiciens dans le cadre de projets scéniques. Lorsque j’ai commencé à créer des installations, mon travail sur le geste s’est évidemment nourri de ces expériences. Dans le cas d’installations comme Feedbackroom, Step to Step ou Sirène, le comportement du spectateur se trouve vraiment à la limite d’une situation de danse ou d’interprétation musicale. Feedbackroom est réversible, pouvant être tout autant éprouvée comme dispositif de performances par des danseurs, que comme installation interactive destinée au public. C’est également pour cette raison que j’accompagne chacunes des deux expositions par une performance : Vers Agrippine à Montpellier, et Frost (issue de Conférences du dehors) à Valence. Cela m’intéresse de mettre en évidence les liens que je tisse entre ces deux formes, et aussi de pratiquer moi-même ces perfrormances, de m’y mettre en risque.
Diriez-vous que vos œuvres ou vos installations relèvent d’un art interactif ?
Non, et pour plusieurs raisons. La première est que je n’imagine pas catégoriser mon propre travail, surtout dans ce sens-là. La seconde est que ce qui m’intéresse dans la relation aux spectateurs n’est pas l’interactivité en soi, mais un travail beaucoup plus large sur la perception et la présence. L’interactivité en constitue un des outils, il y en a (et il y en a eu, historiquement) beaucoup d’autres. Du reste, A+ et Infocus ne sont pas des œuvres interactives : c’est justement un des propos de l’exposition à Lux que d’articuler plusieurs propositions à cet égard dans un même espace.
Plus généralement, on pourrait même dire que parler d’art interactif reviendrait à valider implicitement le terme d’art numérique. Or il me semble capital de continuer à interroger cette notion. Elle a du sens lorsqu’elle qualifie des formes strictement numériques (par exemple les œuvres en réseau) mais devient vite extrêmement ambigüe lorsqu’elle qualifie des œuvres qui font appel à des techniques numériques. En fait, ce terme qualifie surtout aujourd’hui une valeur conjoncturelle, une spécialisation (pour certains artistes, revues, lieux, journalistes, festivals…) notamment en France où l’on est toujours aussi obsédé par la légitimation et les catégories. Il faut donc rappeler que l’on peut associer création artistique et recherche, développer des investigations technologiques au service des œuvres, interroger les aspects sociaux et politiques de la technique – sans se déconnecter d’un champ critique général.
Pour toutes ces raisons, j’accorde beaucoup d’importance à la physicalité des œuvres et à leur rapport à l’espace, deux notions qui préservent la distance et de libre-arbitre du spectateur. Je préfère articuler les choses. Je pense notamment à Conférences du dehors, qui déploie ses agencements à vue dans un espace partagé avec les spectateurs (comme Frost à Valence), ou à Step to Step qui s’appuie sur une représentation spatiale archétypale. Un autre exemple serait Point d’orgue, présenté à Kawenga, qui a définitivement trouvé sa forme le jour où la caméra et l’écran sont devenus des objets concrets mis en jeu dans l’espace, et non de simples systèmes techniques que l’on aurait pu ne pas voir.
Depuis quand travaillez-vous sur des procédures ou dispositifs mettant en jeu le toucher du spectateur ?
Je préfèrerais parler plus largement d’un rapport au corps, qui trouve sa source dans ma relation à la musique, à la danse et au spectacle vivant, et dans les œuvres créées depuis une dizaine d’années. C’est ce que j’expliquais auparavant.
Comment avez-vous conçu et élaboré le projet Open Source ?
Open Source a une histoire en deux temps. C’est un projet que j’avais écrit au Japon en 2005, pendant le chantier de Ce qui nous regarde, sur l’idée d’une situation collective autour d’une surface d’eau, à partir de signes écrits ou dessinés. J’ai essayé de le produire, jusqu’à ce que je sois invité par le pavillon de Monaco de l’exposition de Zaragoza [1]. J’ai alors particulièrement travaillé sur le dispositif d’écriture, car je tenais à qu’il soit le plus immédiat possible ; je pensais notamment aux dessins que l’on peut faire du bout des doigts sur la buée d’une vitre. L’aspect sensible est immédiat puisque tout premier contact avec la surface produit une forme qui, lorsqu’elle est achevée, disparaît du pupitre pour apparaître immédiatement à la surface de l’eau. Le dispositif est le plus simple possible, pour laisser toute la place à cet aller-retour entre un moment individuel de dessin, et la situation collective qui peut naître autour du bassin.
Ce dernier ne renvoie-t-il pas à la pièce Biosphère de Piero Gilardi en tout cas dans la relation dessin, puis projection et jeux sur la forme dessinée et projetée ?
Je connaissais très peu le travail de Piero Gilardi et en l’occurrence je ne connaissais pas cette installation. Si certaines dispositions sont analogues (notamment le fait de recourir à un bassin, ainsi que l’association entre dessin individuel et comportement collectif), Open Source est, me semble-t-il, beaucoup plus immédiate dans le processus qu’elle propose. L’œuvre de Gilardi était empreinte d’une charge figurative et narrative que je ne partage pas.
Vous semblez avec cette pièce, intéressé par la relation sonore provoquée par les spectateurs, ou qui découle d’un parcours du spectateur dans l’installation. Que pensez-vous de l’aléatoire ? Est-ce encore quelque chose qui vous intéresse (je pense à Dépli où la manipulation sur la table des séquences filmiques entrainait des collisions de sens) ?
Je ne travaille pas avec l’aléatoire. Mon écriture procède plutôt par protocoles : je conçois des champs de relations qui aboutissent à une cohérence d’ensemble. Dans l’installation cinématographique Dépli que vous citez, la matrice des voisinages possibles entre les plans a été déterminée par le réalisateur du film, Pierre Carniaux : les parcours à travers ces images relèvent donc d’une écriture et ne sont pas aléatoires. En revanche, les modalités de ces apparitions, leur vitesse, leurs superpositions résultent de la qualité spécifique de jeu de chaque spectateur et du régime spécifique de parcours qu’il instaure.
La musique et la voix ne sont pas que de simples compléments sonores dans vos œuvres, elle se transforme aussi en moteur voire elles démultiplient les enjeux pour de nombreuses pièces. Quels sont les rapports qui vous intéressent d’explorer ? Est-ce lié à la rythmique, à la césure entre les sons, à la brisure ?
J’ai commencé par la musique et l’architecture et mes premières installations ont d’abord été sonores. L’écriture sonore ou musicale (et notamment la voix) occupent souvent une place très importante – Conférences du dehors par exemple pourrait presque être décrit tout entier à travers cet aspect. Comme je le disais le son a toujours à voir avec le corps et la présence. De ce fait probablement, quand j’élabore une installation ou une performance, le geste est indissociable d’une approche d’ordre instrumentale (pour ce qui relève de la sensibilité), même de façon périphérique comme dans Open Source. Je n’ai jamais opéré de césure entre visuel et sonore ; je conçois toujours mes pièces à travers ces deux aspects simultanément.
Comment avez-vous conçu Vers Aggripine de 2004, est-ce que l’on pourra qualifier cette œuvre de transition dans votre parcours ?
Je dirais plutôt qu’elle marque une rupture. Vers Agrippine a été créée pour précéder certaines représentations de Agrippine (version théâtrale à installer partout), dirigée par Frédéric Fisbach, conçue en regard de l’opéra de Handel Agrippina qu’il avait mis en scène [2]. On avait donc une progression entre ces trois formes : un objet performatif, la version théâtraled’un opéra et l’opéra lui-même.
Le projet est devenu une performance sonore sur laptop, en travaillant à partir des matériaux de l’opéra : la première phrase orchestrale qui ouvre l’opéra ; le premier récitatif, et la traduction française parlée de ce récitatif. J’ai choisi « d’entrer » dans ces trois éléments en déployant à l’extrême leur temporalité, en les traitant comme des espaces à l’intérieur desquels je construirais un parcours, parfois à l’extrême ralenti. L’image la plus parlante était l’approche aérienne d’un paysage, où la proximité ne permet plus d’en saisir le dessin géographique, mais seulement d’en parcourir le détail. Ce qui est remarquable est que ce dispositif m’oblige moi-même, pour le jouer, à construire un geste musical qui est entièrement conditionné par la lenteur des têtes de lecture que je déplace.
Cette pièce a ouvert un travail sur la « profondeur de temps » qui s’est ensuite développé sous d’autres formes avec des propositions comme Réanimation, Sirène, A+ et bien sûr Point d’orgue : un parcours entre les différentes échelles temporelles d’un même objet.
Il y a un lien étroit, mais pas toujours évident entre l’opéra et l’architecture, est-ce quelque chose que vous avez voulu explorer ? (ps je pense aux divers sens du verbe composer )
Oui, si l’on considère que c’est la notion même d’écriture qui est activée dès lors que l’on instaure un travail sur la temporalité, ce qui implique des modes de pensée qui sont effectivement assez proches de l’architecture. Mais c’est avec le cinéma et la scène (je pense par exemple à Dépli ou Seul Richard) que j’ai envie d’explorer aujourd’hui des formes à plus grande échelle, alors qu’au début j’avais tendance à déployer ces aspects dans le cadre d’installations. Le rapport à l’opéra est plus complexe : j’ai eu le désir de l’expérimenter un temps, au moment de Nibelungen, Architecture du Paradis ou Sweetest Love, mais j’y reviendrai plus tard, autrement.
De Sirène (2006-2007) à Infocus (2009), vous semblez élaborer une topologie liée à une dialectique entre toucher-voir, entre l’action et l’inaperçu, pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
C’est ce que j’évoquais en parlant d’apparitions et de disparitions. Cela m’intéresse de mettre en relation des objets et des phénomènes dont les régimes de présence soient variables et sensibles, ce qui s’adresse en retour à la qualité de présence des spectateurs eux-mêmes – ce qui peut du reste être assez déstabilisant.
Infocus correspond-il à un retour vers quelque chose de plus visuel, dépouillé d’une machinerie technologique complexe ?
Pas nécessairement, même si je tends effectivement aujourd’hui vers des propositions globalement plus simples. J’étends ma palette de travail, je fais coexister des registres et des échelles très différents. Mais la complexité n’est pas nécessairement là où elle a l’air d’être. Un film ou un jeu vidéo mettent en jeu cinquante fois plus de technologie que n’importe quelle installation.
Point d’orgue (2009) renoue avec vos projets dans l’espace public en créant une autre seuil entre espace extérieur et intérieur. Cette production me fait penser à d’autres notamment à celle de Dan Graham. Est-ce un artiste qui a pu vous influencer ? Pourriez-vous nous décrire cette œuvre et l’idée de la dématérialisation entre dehors et dedans qu’elle engendre ?
Pour la décrire : Point d’orgue est une installation qui prend place dans un espace en vitrine sur une rue. Juste derrière la vitrine se trouve une caméra DV sur pied. Encore derrière elle, au milieu de la pièce, est suspendu un écran de plexiglas qui, lorsque personne n’est présent dans la pièce, ne fait de retransmettre l’image de la caméra – et donc refléter la rue comme un simple miroir. C’est lorsqu’une personne pénètre dans l’espace que la vitesse de cette image commence à varier sensiblement, en s’ajustant à celle du déplacement du (ou des) visiteur(s). En réalité, c’est un ralentissement qui se produit si la personne ralentit elle-même ; on prend du retard par rapport au « temps réel » de la rue. Si le visiteur stoppe, l’image se gèle également. Mais la caméra continue à enregistrer l’image de la rue – notamment les passants – et le temps se « re-déplie » si le visiteur se remet en mouvement, jusqu’à rejoindre à nouveau la temporalité courante.
On peut donc parler de dématérialisation dans la mesure où le dispositif travaille seulement sur le temps et que l’image n’est que le témoin de cette variation temporelle. Sur ce point-là, la référence à Dan Graham a du sens. Cependant, la désynchronisation n’est pas fixée ici de façon invariante par le dispositif, mais provoquée et modulée par le comportement des spectateurs eux-mêmes. Qui plus est, elle est ajustée à leurs propres mouvements, comme si leur corps « s’enfonçait dans le temps » au fur et à mesure qu’ils ralentissaient, comme dans une spirale qui engage simultanément le corps, le regard et la perception. Le deuxième aspect tient à la réversibilité du dispositif, qui fait que l’action des visiteurs derrière la vitrine sur une image de la rue se joue également sous le regard des passants qui sont eux-mêmes pris dans l’image. Très rapidement donc le processus ne se joue pas seulement entre le visiteur et la temporalité de l’image, mais avec les passants, dans une relation triangulaire. Cette tension entre un artefact et le réel est une des caractéristiques de la pièce, qui rejoint d’autres projets comme A+ ou la performance Circuit Fermé de Conférences du dehors, qui travaille avec la télévision en temps réel.
Avec Le Troisième Pôle, producteur délégué, et Pascale Langrand, architecte de la salle qui accueillait l’installation pour l’exposition de Saragosse.
George Frederic Handel, Agrippina, Bernard Deletre, Jean-Claude Malgoire et la Grande Écurie et la Chambre du Roy, Dynamic 2004.
Interview par Evelyne Bennati pour Paris-Art.com, juin 2008
EB : Le Cube Festival, qui s’est tenu à Issy-les-Moulineaux du 3 au 8 juin, a permis de voir votre oeuvre A+, produite par le festival.
TF : C’est effectivement une création dans le cadre du festival. L’idée de A+ m’est venue partiellement à partir du contexte, celui d’un festival à vocation urbaine. J’accorde beaucoup d’importance à la question des espaces de réception des œuvres, je trouve qu’il y a là un énorme travail à défricher. D’autre part, Carine Le Malet (chargée de programmation du Cube, organisateur du festival) m’avait parlé des panneaux urbains, comme un des dispositifs possibles à investir dans le festival. Enfin, je travaille depuis longtemps sur la temporalité, dans le sens de la mise en jeu des spectateurs dans leur relation à l’oeuvre. Ces trois choses se sont croisées assez rapidement autour de cette proposition extrêmement radicale. Je suis même passé par une première étape où il n’y avait pas de décalage temporel.
Pouvez-vous au préalable décrire l’œuvre ?
A+ est un panneau vidéo d’affichage urbain dont l’écran représente ce qui se trouve derrière lui, à ceci près qu’il le représente avec 24 h de décalage. Il s’agissait de conserver au panneau son statut de dispositif urbain habituellement voué à la publicité. Tout en préservant son apparence, son positionnement dans la rue, tous les paramètres habituels, on évide sa représentation, on la creuse en quelque sorte, on la remplace par du temps à l’état pur.
Le positionnement de la pièce dans Issy-les-Moulineaux s’est fait assez rapidement, dans un espace piéton, ce qui permet une très grande proximité des spectateurs avec l’œuvre. J’ai éprouvé, en allant sur place, le fait que s’instaure un jeu permanent, une tension palpable : les personnes examinent cette image, en essayant de comprendre en quoi elle réside. C’était vraiment ce qui m’intéressait, en parallèle à la question de la temporalité. L’ensemble fait également référence aux dispositifs des années 70 que l’on appelle « circuits fermés », à ceci près qu’ici le circuit fermé est impossible, car il y a 24 h de décalage entre enregistrement et réception. Cette impossibilité crée tous les potentiels de rapport à l’image.
J’ai pensé aux trous de vers en astronomie, qui sont des passages théoriquement envisageables dans l’espace-temps, liés aux replis de la matière. Avez-vous pensé à cette possibilité ?
Ces questions-là m’intéressent depuis longtemps. Ce n’est pas un domaine que j’explore littéralement comme sujet, mais tout ce qui a trait aux théories sur le temps comme extension de la matière, non seulement m’intéresse depuis très longtemps, mais se connecte de près à mon travail. J’ai une formation scientifique, je suis architecte, j’ai un rapport de longue date avec les mathématiques ; la définition du temps et de l’espace sont au cœur de mon travail.
Ce que vous introduisez aussi, c’est le rapport à l’image, en conservant le cadre du panneau urbain qui attire l’attention sur ce que l’on ne voit pas habituellement. Il y a une sorte de transfiguration de la banalité. Les passants se demandent ce qu’il y a à voir, dans un jeu et une mise en abyme, car ils sont filmés en même temps qu’ils regardent l’oeuvre.
A+ est une œuvre où l’espace révèle le temps et vice-versa. Ce cadre, absolument banal, révèle quelque chose de l’ordre de la temporalité. Il n’y a en effet rien d’autre à voir que du temps, ce qui n’est pas une mince affaire. Mais en même temps, le temps révèle l’image. On passe par une mise en scène de la banalité, un regard autre porté sur une image banale. Le temps révèle l’image et l’image révèle le temps dans un mouvement qui est réversible, une sorte de ping-pong entre la banalité de ce cadre et ce temps qui appelle à un autre regard sur cette image, habituellement faite pour la publicité. Or la publicité promet, nous indique ce qui va advenir, évoque une question d’accès. Ce principe est ici en quelque sorte retourné. A+ rejoint ainsi une autre œuvre, Conférences du dehors, de façon souterraine et qui m’est propre.
La publicité est figée, c’est une image définitive, même si ça suscite un désir. A+ est une trouée, il y a un décalage qui renvoie à trois dimensions.
A quatre dimensions : il y a la profondeur et avec elle, il y a le temps ; ce qui est instauré est une « profondeur de temps » : la coexistence de deux temporalités différentes.
A+ arrête les gens. On perçoit ainsi comment on est façonné par l’environnement urbain : il y a un panneau, donc il y a quelque chose à voir. Mais une explication paraît nécessaire, on n’est pas censé saisir la différence de temporalité représentée.
Oui et non. J’avais souhaité qu’il n’y ait pas d’explication sur le panneau, ce que je pratique systématiquement, mais ce n’était pas la politique curatoriale du festival. Je suis extrêmement attaché à ce que les œuvres n’aient pas de mode d’emploi. Le questionnement induit chez le spectateur n’est pas du tout du même ordre dans les deux cas. Je ne veux pas qu’on explique le processus avant d’en faire l’expérience. La réception d’une œuvre, le rapport au spectateur induit par ce type de dispositif est infiniment plus ouvert. Il peut donner lieu à une incompréhension totale, mais c’est le jeu de toute œuvre. Quand je vais voir, toutes proportions gardées, un Beuys à Beaubourg, aucun panneau ne me signale où il faut que je regarde. Il y a là un vrai débat curatorial, qui prend une coloration particulière dans le cadre des œuvres interactives, car elles relèvent d’un processus que l’on peut, par ailleurs, avoir ou non le désir d’expliciter.
J’ai vu deux enfants de six, sept ans qui regardaient l’image pendant cinq minutes. Toute leur discussion tournait autour du fait que l’image était vraie ou pas. Ils avaient une maturité de regard sur cette image que j’ai constaté chez beaucoup d’entre eux.
Le cartel court-circuite l’expérience.
Lorsqu’il est explicatif, le cartel induit un rapport stimulus – réponse avec l’œuvre. Il court-circuite l’embrayage perceptif avec l’œuvre et la relation que l’on peut nouer avec elle. A+ ne repose pas sur une interaction instantanée ; elle produit en revanche des niveaux d’interaction sociaux, physiques… Mais il ne faut pas attendre d’une œuvre interactive une compréhension systématique, une approche plus simple. On n’est pas plus censé comprendre immédiatement ces œuvres-là que n’importe quelle autre. Je suis par contre censé élaborer une situation qui va faire que l’embrayage du spectateur avec l’œuvre puisse se construire tout de suite, sans mode d’emploi.
Votre œuvre interroge le rapport à notre temporalité immédiate, modifiée par la pratique du zapping. Dans quel cadre est-on prêt à s’insérer ?
Ces questions peuvent être rapportées à l’ensemble du domaine (de l’art). Combien de temps une personne passe-t-elle devant une toile dans un musée par exemple ? Il y a une plage infiniment étendue de possibles d’une personne à l’autre. Cette question est ravivée par le fait que A+ parle du temps.
Le dispositif entraîne un travail sur l’acuité du regard. C’est le « On n’y voit rien » de Daniel Arasse. Regardons mieux, car il y a certainement quelque chose à voir et c’est le temps.
C’est dans ce « il n’y a rien à voir » que les choses se passent.
Mon assistant sur ce projet Mathieu Redelsperger, étudiant aux Beaux-Arts de Nancy et participant à l’Atelier de recherche et création Electroshop que je co-anime avec Samuel Bianchini, fait une lecture de l’œuvre en croisant Freud et son « inquiétante étrangeté » avec Henri Michaux et sa relation au temps.
J’aimerais beaucoup voir circuler cette œuvre dans d’autres contextes, d’autres lieux publics, voir comment elle peut réactiver un espace. Cette première expérience a servi de laboratoire. Il s’agit d’un panneau pré-industrialisé que l’on a réadapté. Il est à améliorer, notamment dans le sens d’une meilleure visibilité de l’image et de son articulation avec l’espace environnant. Mais il doit rester semblable à tous les autres panneaux urbains.
J’ai pensé à Christo et à ses emballages, dans la façon d’attirer le regard par un dispositif.
Vous soulevez la notion de dispositif, que l’on peut entendre dans le sens de Foucault ou de Deleuze, comme agencement qui produit à la fois une possibilité en même temps qu’une contrainte sur les corps. Cette notion a été explorée aussi dans le cadre de dispositifs médiatiques. Giorgio Agamben dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? parle de la façon dont la notion de dispositif peut être réévaluée, comme « capacité de capturer, orienter, déterminer, intercepter, modeler, contrôler et assurer les gestes, les conduites, les opinions et le discours des êtres vivants ». Ce qui inclut, comme il le dit lui-même, non seulement le panoptique, la prison, l’hôpital tels que définis par Foucault, mais aussi la cigarette, le téléphone portable, la télécommande, le panneau publicitaire… Réfléchir sur cette notion ouvre un champ extrêmement fertile sur la réinterprétation de ces dispositifs, sur leur rencontre avec la perception, le conditionnement et le contrôle qu’ils opèrent ainsi que la pensée qui les produit. A+ interroge un de ces dispositifs urbains et propose une réactivation du rapport de forces qu’ils mettent en œuvre. Elle réactualise la construction du regard, des gestes, des comportements qui lui sont liés.
Chez Christo, il y a mise en abstraction d’un monument. A+ n’a pas le même propos ni la même esthétique, elle s’empare d’un dispositif préconçu pour retourner son processus. Cette démarche ne concerne pas seulement des objets : je propose depuis des années des œuvres qui ne se situent pas seulement dans des lieux dédiés à l’art, mais dans des jardins, des musées, des manifestations collectives… Le projet Dépli, créé en début d’année, s’installe dans une salle de cinéma et retourne le dispositif du cinéma dans un autre type de proposition et de relation aux spectateurs. Conférences du dehors, série de performances, s’installe à l’endroit du théâtre pour explorer des dispositifs tels que la télévision. Chaque fois peuvent être activés des surgissements là où on ne les attend pas.
Le maître-mot pourrait être décalage.
Je n’aime pas ce mot-là, le décalage pour le décalage. Le propos est pour moi profondément politique ; il s’agit de réactivation du regard sur des objets ou des situations.
Le décalage en tant que suscitant un point de vue différent.
Dans A+, une représentation s’écroule et une autre se construit. Au moment où l’on se rend compte qu’elle s’est construite, on prend conscience que l’on est déjà pris dans sa logique.
Quels sont vos projets à court terme ?
L’installation Open Source est invitée par le Pavillon de Monaco pour l’exposition de Saragosse 2008, du 14 juin au 15 septembre. C’est une installation vidéo interactive qui propose une situation d’écriture collective autour d’un bassin. Cet été au Festival d’Avignon se poursuit Conférences du dehors, dans le cadre des Rencontres de la Chartreuse, du 15 au 23 juillet. En septembre, une nouvelle installation, Step to step, réalisée avec un moniteur de fitness, fait l’objet d’une exposition personnelle à l’Ecole des Beaux-arts de Rennes, du 26 septembre au 15 octobre. Et le 29 novembre, la nouvelle version de Réanimation, performance et installation pour danseur et spectateurs, co-créée avec Samuel Bianchini et Sylvain Prunenec dans le cadre de l’atelier Electroshop à l’Ecole nationale Supérieure d’Art de Nancy, sera présentée à l’Espace Pasolini à Valenciennes.
Du fait de ma formation d’architecte et de ma pratique permanente autour du son et de la musique, le travail avec les processus numériques ne représente qu’une partie de mon activité. Ce qui m’intéresse vraiment c’est de travailler sur des « théâtres de relations » qui ne soient pas exclusivement interactifs. C’est un des enjeux des années à venir : constamment ouvrir et faire attention à la dénomination « art numérique » qui produit un véritable ghetto. Il faut défendre le fait d’explorer et de mettre en relation, dans un même travail, ce qui est numérique et ce qui ne l’est pas, alors que les institutions, le curatoriat, le financement tendent au contraire à délimiter restrictivement ce champ. Mon travail couvre la vidéo, les installations, les performances ; je ne raisonne jamais a priori en termes de numérique ou de non numérique. J’accorde beaucoup d’importance à cette question.
Texte de Cyril Thomas pour la publication Step to step, Presses de l’École des beaux-arts de Rennes, 2008
Tandis que la console Wii et la plateforme qui l’accompagne, le Wii Balance Board, font les beaux jours de l’entreprise Nintendo depuis 2007, dans le champ artistique, un plasticien repense les fondements même du divertissement sportif en l’associant aux expérimentations des années soixante et soixante-dix initiées par des chorégraphes tels qu’Yvonne Rainer . Un socle blanc pour poser ses pieds, une vidéo sur laquelle un professeur de gymnastique enseigne une séquence d’aérobic sur un « step », des capteurs, voici en quelques mots, la nouvelle installation de Thierry Fournier réalisée à Rennes. Pas de mise en valeur d’un corps sportif lié au jeu, il s’agit avec cette oeuvre multimédia d’oublier le ludique pour se concentrer sur une certaine forme de gestuelle et de danse.
La gestuelle du spectateur sollicité par le dispositif vient perturber le déroulement de la narration filmique. Thierry Fournier détourne la leçon de « fitness » qui dès lors perd son objectif initial et plonge le spectateur, sorte d’apprenti gymnaste dans un état de latence, dans une incompréhension. Le spectateur est prisonnier d’un paradoxe initié par l’artiste car le corps en mouvement devient l’instrument qui interfère avec la vidéo, la brouille, la ralentit jusqu’à un seuil presque critique : l’arrêt. Filmé en plan fixe, sur un fond neutre (qui annule presque toutes les références aux K7 et DVD de fitness vendus depuis les années 80), la séquence du « coach » contient intrinsèquement une matière burlesque liée à la répétition et à l’insistance sur certains mouvements reproduits inlassablement. Le ralenti exerce le rôle d’un révélateur en accentuant ostensiblement le comique. Le professeur se métamorphose en un automate victime d’avaries. Pièce qui serait atypique pour cet artiste, si elle ne dévoilait pas rapidement son enjeu : la cadence . En effet, dans cette production, l’activité sportive est envisagée par le biais de deux extrêmes : l’agitation frénétique et la lenteur voire la langueur. Ce rapport apparaît clairement sur les parties sonores : le rythme de la musique techno se modifie. Elle renonce à toute régularité tandis que la litanie des encouragements et des indications de l’animateur sportif se mute en une espèce d’ânonnement. Le dispositif entraîne le spectateur dans un premier temps dans une appréhension spatiale, liée à la relation entre lui et l’écran (c’est-à-dire au déplacement du spectateur sur le socle) pour progressivement l’amener à réfléchir au mouvement par le biais du ralentissement du geste filmé puis à la temporalité. Ainsi, la cadence de la musique perçue (de la techno aux mesures régulières) et celle de la voix se distordent et soulignent l’étirement progressif de l’action filmique. Cette lenteur parasite le discours, l’élan et l’entrain de l’animateur. De ce brouillage naît une focalisation sur le rituel, la répétition et la syntaxe convenue ; employés pour ce type d’activité. Step to Step renverse la perspective et invite à penser, non pas le corps dans les gesticulations et les trémoussements mais l’inertie, sur une cadence devenue presque atone.
Si l’installation intitulée Electric Bodyland (Festival Synthèse 2003) jouait avec les transformations sonores liées aux interactions, dans Step to Step, Thierry Fournier s’applique à décortiquer le lien entre sport et danse dans cette installation interactive afin de construire un appareillage chorégraphique. En 2008, il conçoit avec Samuel Bianchini et Sylvain Prunenec (chorégraphe et danseur) une performance intitulée Réanimation. Dans une approche plus liée à l’idée de résurgence des corps et de spectre, les spectateurs et un danseur générant la musique en temps réel se font face de part et d’autre d’un écran opacifié par l’image d’un brouillard. La présence des spectateurs fait apparaître sur l’écran des silhouettes noires et mobiles qui permettent de voir à travers elles. Step to step, pris sous l’angle de la sculpture, s’inscrit dans une lignée où le rapport au socle dans la sculpture contemporaine est questionné : de Robert Morris à certains minimalistes mais en passant par le Singing Sculpture (pratique artistique de Gilbert and George qui débuta en 1969 dans toute l’Europe avant d’obtenir la consécration lors du vernissage de la galerie Sonnabend à New York en 1971), par la Living sculpture (1972) de Gilbert and George et par l’œuvre Untitled (Go-Go Dancing Platform) (1991) de Félix González-Torres . Ces quatre œuvres développent une thématique commune autour du geste, de l’amorce d’une danse en devenir, c’est-à-dire pensant le socle à la fois comme une surface où est posé l’objet à regarder mais également comme l’activateur d’une transformation importante : la sculpture n’est plus un agencement de matériaux, ou un élément isolé et travaillé par la main de l’artiste, mais devient le corps de l’artiste lui-même en action durant un temps déterminé. Le support de Step to Step reste l’interface facilitant l’interaction entre les autres composants de l’installation, mais il contraint le spectateur à ajuster ses mouvements pour concevoir l’ ébauche d’une chorégraphie. Par conséquent, Step to Step facilite la prise de conscience à la fois des mouvements physiques du spectateur dans le temps et dans l’espace, et des interconnexions, des parasitages que les gestes produisent sur le film créant une étrange circulation, sorte de ballet autour du socle blanc et sur lui. L’interaction conserve une place importante dans ce dispositif, cependant l’objectif final demeure ailleurs. Thierry Fournier décale le sens en proposant aux spectateurs d’assumer leur part d’indécision, voire d’opter pour l’inaction afin que la narration filmique puisse avoir lieu.
Juliette Fontaine in Step to step, Presses de l’École des Beaux-arts de Rennes, 2009
Dans de nombreuses installations interactives de Thierry Fournier, l’espace constitue une matière, beaucoup plus qu’un lieu. De manière récurrente, entrer dans l’un de ces dispositifs revient à pénétrer une matière sonore singulière, parfois étrange. Le son a toujours une présence physique forte, quasi organique, voire érotique (Electric Bodyland , Sirène ). Le déplacement du visiteur dans l’espace infléchit le son, qui est « sculpté » par sa présence.
Dans Step to step (« d’un pas à l’autre », « d’une marche à l’autre »), le visiteur ne se déplace pas à l’intérieur d’une pièce musicale comme dans Electric Bodyland, il ne s’infiltre pas non plus dans la matière sombre de sons troublants par leur animalité comme dans Feedbackroom , mais il doit une fois encore éprouver l’espace. L’installation dispose dans la pénombre et face à face la vidéo grandeur nature d’un coach (Sébastien Le Gall) donnant un cours de step et un socle blanc posé au sol devant l’image. La symétrie entre le step et le socle, ainsi que le cours dispensé par le coach, invitent à explorer le dispositif. Poser un pied ou monter sur le socle ralentit alors aussitôt la musique, les mouvements du coach et sa voix, malaxée comme une glaise bien que toujours compréhensible. Mais cette emprise sur l’image n’est qu’apparente : par une réaction inévitable de réflexe conditionné, le visiteur se met à l’imiter, devenant alors manipulé par elle. On ne sait plus lequel des deux est l’arroseur ou l’arrosé, ni qui singe qui. C’est l’aspect humoristique de l’installation : l’imitation impossible devient un jeu absurde et burlesque basé sur l’empêchement, qui évoque notamment Buster Keaton. De ce fait, la question de la prise de pouvoir de l’un sur l’autre est toujours rejouée dans un inversement des rôles, avec une intelligente ironie.
La mise en jeu du visiteur est notable puisqu’il faut traverser l’espace, aller en son centre, monter sur un socle. En d’autres termes, on est invité à s’exposer. Rester à distance du dispositif priverait de l’expérience de l’œuvre. Il faut l’explorer, faire l’expérience un peu déroutante de quitter la familiarité rassurante de l’intime, celle sécurisante de l’invisibilité ou de la discrétion, et entrer dans un espace à découvert et collectif. En outre, chaque individu est amené à faire l’expérience non seulement de son propre rapport à l’espace, mais également de l’altérité des autres visiteurs et du coach, d’autant plus soulignée qu’il est une image projetée, et non un corps présent. Dans cette attente de la confirmation de sa propre présence par autrui, le corps est au centre du regard de l’autre. Cette question du regard et de l’altérité se manifeste également d’une autre manière. Le socle sur lequel se pose le visiteur est en face de la projection, c’est un face à face, de step à step, et finalement d’égal à égal. Dans son absence présente, le coach regarde le visiteur, il s’adresse à lui, lui fait signe, l’apostrophe, alliant l’énergie et la bonhomie. L’effet de miroir est presque parfait puisque le « step » du coach est exactement aux mêmes dimensions que le socle placé dans la salle, et que la distance du coach au plan de l’image est la même que la nôtre. L’image pourrait être notre reflet – mais nous sommes face à un autre.
Dans La Phénoménologie de l’esprit, Hegel écrit : « Le maintenant est justement ceci de n’être déjà plus quand il est » . S’il on prend cette phrase comme une évidence éclairée, elle devient une sorte d’impasse magnifique qui ouvre des champs de réflexion très vastes. Mais elle écrit un territoire qui demeure finalement comme une clairière inhabitée : un jardin riche, certes touffu, mais d’un certain angle de vue infécond. Le constat est imperturbable : le temps présent est insoluble. Eprouver le temps présent, mais plus encore tenter de formuler ce qu’il est, serait comme vouloir attraper de ses mains nues un poisson dans l’eau d’une rivière.
Avec Step to step, nous faisons de manière empirique l’expérience de cet espace-temps fluctuant, glissant, et finalement indéterminé, improbable. Un espace-temps insoumis, insurgé, formant tout à la fois le temps instantané et le temps inexistant, dans le rapport troublant du présent à la présence du corps. Mon corps est dans l’instant présent, mais que vit-il de cet instant, qu’en perçoit-il par l’intelligence et les sensations – les deux étant inséparables – et qu’est-ce que mon corps gardera en mémoire de ce présent devenu déjà passé ? Cette dernière partie de la question reste sous-jacente dans l’installation qui nous immerge résolument dans un présent pur : notre corps sur le socle est en action, devant un corps projeté en action aussi, et nous ne pouvons avoir le recul nécessaire pour cette réflexion qu’en en sortant. Cette conjonction irrésolue est dessinée par l’impossible imitation des gestes du coach par le visiteur. On éprouve alors le présent comme un instant fuyant le présent de nos sensations. L’image de Sébastien Le Gall devient le point de fuite perpétuel d’un horizon inatteignable.
L’installation A+ proposait une expérience tout aussi déconcertante du temps quoique très différente. Inscrit hic et hunc, notre corps, par une distorsion temporelle saisissante, voyait l’image de ce qui s’était passé au même endroit avec un décalage exact de 24 heures. Step to step procure en revanche une notion contradictoire du temps présent : il n’existe qu’en tant qu’il se nie. La métaphore qui le décrit comme un point sur une ligne où l’on ne peut que passer devient une expérience palpable, un vécu brutal prouvé concrètement par le dispositif. Le poids du corps sur le socle ralentit l’image jusqu’à presque la geler, sans jamais toutefois totalement l’immobiliser : soit nous renonçons à saisir le sans-cesse fuyant insaisissable, soit nous l’immobilisons en demeurant incapable d’éprouver, et donc de décrire, ce point presque mort.
« Le travail de Juliette Fontaine traverse de très nombreux domaines : films, performances, poésie, installations, pièces sonores. Elle a participé au projet Pandore depuis l’origine : dans le n° 2 paraissait Worstward Hô / Cap au pire, pièce sonore écrite à partir d’extraits de Samuel Beckett. Dès ce premier envoi apparaissait la singularité de son travail : des pièces atypiques, un univers de violoncelle, de montages, de sons, et une voix extrêmement singulière. Le sens de la respiration, du toucher, de l’instantané, du geste, sont très présents chez celle qui a été pianiste, et en a gardé une approche très directe de l’instrument et du son. Un travail parfois à l’arraché, qui ne s’embarrasse pas de la technique ou du son. J’ai rapidement renoncé à intervenir sur ces enregistrements réalisés dans le jardin ou dans la cuisine, avec un souffle défiant toutes les lois de la prise de son – mais témoignant d’une urgence dans laquelle on ne perd pas une heure à choisir un micro. Depuis quatre ans, une relation continue a ainsi vu le jour entre cette artiste et la revue. J’ai formé le projet de réaliser ce hors-série, qui me semble emblématique de Pandore : traverser et sentir clairement la « partie audible » de l’œuvre d’une artiste, entendre les tenants et les aboutissants d’un iceberg infiniment plus large. Ces pièces existent toujours absolument par elles-mêmes, sans aucune concession, à la fois fragiles, risquées, et intimes.
Thierry Fournier, avril 2003
Écouter l’album :
La Folie du coucou
Breath
Alice chez le chat Balthus
Alice rit
It’s my name
Alice and the rabbit hole
Ping-Pong
(Juliette Fontaine / Thierry Fournier)
Poèmes respirés
Ricochets
Fenêtre sur et seuil
(texte Juliette Fontaine / sample Frédéric Darricades / voix Catherine Jackson)
Petites épilepsies illusoires – They come
Petites épilepsies illusoires – Elles viennent
Petites épilepsies illusoires – Il n’y a rien
Petites épilepsies illusoires – Que ferais-je sans ce monde sans visage
Petites épilepsies illusoires – Chant triste
Petites épilepsies illusoires – It’s different and the same
Petites épilepsies illusoires – The absence of love
Petites épilepsies illusoires – Elles viennent autres
La Chant des baleines
Juliette Fontaine – Notes sur les pièces sonores
Mes pièces sonores surviennent souvent dans un état d’incapacité de travail à l’atelier. Pour éviter l’enfermement d’une impuissance douloureuse, je prends le violoncelle, je chante, je produits des balbutiements de langage par la bouche, je respire, je crie parfois. Comme une tentative de ne pas rester muette, en s’éloignant pour un temps de l’exigence trop abstraite des mots.
Dans Les petites épilepsies illusoires, quelques phrases à peine, sont émises dans d’étranges convulsions, contaminées de souffles, de bruits de bouche, de raclements de gorge, d’expirations/inspirations nasales. Parfois un chant s’installe, mélodieux, intense, résonnant. Voix et violoncelle se mêlent en un même rythme. Dans les vibrations de l’instrument à cordes, la voix découvre des sonorités et les prolonge.
L’intérêt que je porte depuis des années à l’ethnologie se manifeste ici sous une forme très personnelle. L’écoute approfondie des chants des Aborigènes et des Inuits, ne donne pourtant pas lieu à des reproductions ou des collages sonores. C’est plutôt la relation au monde dont témoignent ces musiques qui constitue une source pour mon travail. J’en fais une pratique tout à fait singulière, par une appropriation comme évidente, sans imitation.
D’autres pièces sonores, moins immédiates, de plus en plus nombreuses avec le temps, captent des sons, organisent des lignes mélodiques, décrivent des univers. Ceux-ci entretiennent des relations équivoques avec la musique. Je puise dans mes connaissances – j’ai joué du piano durant de longues années – sans pour autant composer de la musique au sens strict du terme. J’agence des sources sonores multiples comme j’agence des formes, des lignes, des couleurs, des techniques mixtes dans mon travail plastique. Il y a là une expérience toujours renouvelée et alchimique.
Les sons que j’utilise proviennent de mon environnement immédiat, enregistrés dans mon jardin, ouvert sur l’atelier : l’écoulement de la gouttière, le vent dans les feuilles des charmes, le crissement des végétaux morts, la percussion du caillou contre le pot en verre… Je crée un passage, une correspondance entre l’extérieur et l’intérieur de l’atelier. Je me laisse traverser par des portions d’espace qui constituent mes propres territoires. Je me lève avant l’aube pour enregistrer l’heure bleue, les premiers oiseaux. Certains sons d’animaux m’inspirent beaucoup, puisés dans des documents, tels que les chants des baleines, ou ceux des loups (Le chant des baleines, chant de baleine femelle, voix, violoncelle).
Des pièces sonores s’infiltrent dans mes films, elles en constituent parfois même l’origine. Le film s’articule autour de cette trame, sur laquelle j’interviens avec mon corps dans une danse improvisée. Certaines, à chaque fois renouvelées, deviennent des performances devant un public, comme Worstward Ho / Cap au pire inspirée de poèmes de Samuel Beckett. D’autres s’inscrivent dans mon travail d’écriture. Elles sont composées à partir de mes textes, en leur donnant une voix et des articulations rythmiques singulières. Bien plus qu’une simple lecture, elles révèlent autrement l’écriture : les Poèmes l’hiver sont devenus les Poèmes respirés, et autour du Poème vertical, j’ai enregistré plusieurs lectures/performances dans lesquelles interviennent des instruments de musique.
Ces pièces sonores s’inscrivent également dans la continuité de mon travail plastique lorsqu’elles deviennent la matière d’une installation, tout en existant à part entière. Some of Alice’s dreams est une série de pièces écrites au cours du travail sur une série de 150 collages et dessins inspirés d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
Mon travail part (vient) du corps, et cela depuis toujours – je dirais même de mon corps animal. Quand j’ai commencé à peindre, j’ai peint des corps sur des grands formats, comme si j’inscrivais mon propre corps sur la toile, souvent aussi grande que moi. Toujours entre le chant et le cri. Je travaille avec ce langage là. Puis, sur mes anciennes toiles, petit à petit, la peau des corps devenait transparente, elle s’est ouverte; je peignais l’intérieur, les organes, le sang qui palpite, les os, les chairs, tout cela dans un curieux chaos vibratoire et musical. Le corps intervient parfois dans sa nudité, dans les photos, dans les films. Et lorsque je deviens incapable d’écrire, de dessiner, de faire des photos ou des films, je crée des pièces sonores.
Au-delà de l’organique, a surgi alors la question de la présence : qu’est-ce qu’un corps? Comment l’habiter ? Comment apprivoiser et comprendre le monde par son seul intermédiaire ? Je palpe le monde qui m’entoure; les mains sont d’ailleurs récurrentes; ainsi que les lieux habitables pour sentir la nuit interne, ce corps à la fois dans son origine et son devenir: le ventre, l’antre, la hutte, le trou dans le tronc de l’arbre, la cellule, le nid, le coin… l’atelier.
Mes films apparaissent après des années de travail plastique. A mes yeux, ils sont d’ailleurs très picturaux. Les images sont au plus près des corps. Le corps est scruté dans ses questionnements, observé comme un paysage, traqué dans son animalité et dans sa solitude, animé souvent dans des gestes chorégraphiques.
Le corps est aussi fragmenté, parfois déformé, comme s’il devait incessamment tenter de se reconstituer, présenté dans son inachèvement, toujours appelé à renaître de lui-même. Il interroge sa présence et son propre langage charnel, organique, instinctif; tel un miroir flou, inversé peut-être, de la parole articulée. Je préfère le silence murmurant, frissonnant, du langage corporel; tout comme je préfère la poésie qui creuse des chemins de traverses au discours qui borne la route.
Si c’est toujours mon corps qui apparaît dans mes films, c’est d’abord parce que je travaille absolument seule. Par là même, beaucoup de mes films sont des performances filmées. Très rares sont les passages filmés plusieurs fois ou retravaillés. Les images sont des instants uniques; c’est le montage qui donne forme à l’écriture du film.Hors-série n°1 de la revue Pandore – 2003
Voir également la description générale du projet Pandore.
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« Le travail de Juliette Fontaine traverse de très nombreux domaines : films, performances, poésie, installations, pièces sonores. Elle a participé au projet Pandore depuis l’origine : dans le n° 2 paraissait Worstward Hô / Cap au pire, pièce sonore écrite à partir d’extraits de Samuel Beckett. Dès ce premier envoi apparaissait la singularité de son travail : des pièces atypiques, un univers de violoncelle, de montages, de sons, et une voix extrêmement singulière. Le sens de la respiration, du toucher, de l’instantané, du geste, sont très présents chez celle qui a été pianiste, et en a gardé une approche très directe de l’instrument et du son. Un travail parfois à l’arraché, qui ne s’embarrasse pas de la technique ou du son. J’ai rapidement renoncé à intervenir sur ces enregistrements réalisés dans le jardin ou dans la cuisine, avec un souffle défiant toutes les lois de la prise de son – mais témoignant d’une urgence dans laquelle on ne perd pas une heure à choisir un micro. Depuis quatre ans, une relation continue a ainsi vu le jour entre cette artiste et la revue. J’ai formé le projet de réaliser ce hors-série, qui me semble emblématique de Pandore : traverser et sentir clairement la « partie audible » de l’œuvre d’une artiste, entendre les tenants et les aboutissants d’un iceberg infiniment plus large. Ces pièces existent toujours absolument par elles-mêmes, sans aucune concession, à la fois fragiles, risquées, et intimes.
Fenêtre sur et seuil
(texte Juliette Fontaine / sample Frédéric Darricades / voix Catherine Jackson)
Petites épilepsies illusoires – They come
Petites épilepsies illusoires – Elles viennent
Petites épilepsies illusoires – Il n’y a rien
Petites épilepsies illusoires – Que ferais-je sans ce monde sans visage
Petites épilepsies illusoires – Chant triste
Petites épilepsies illusoires – It’s different and the same
Petites épilepsies illusoires – The absence of love
Petites épilepsies illusoires – Elles viennent autres
La Chant des baleines
Juliette Fontaine – Notes sur les pièces sonores
Mes pièces sonores surviennent souvent dans un état d’incapacité de travail à l’atelier. Pour éviter l’enfermement d’une impuissance douloureuse, je prends le violoncelle, je chante, je produits des balbutiements de langage par la bouche, je respire, je crie parfois. Comme une tentative de ne pas rester muette, en s’éloignant pour un temps de l’exigence trop abstraite des mots.
Dans Les petites épilepsies illusoires, quelques phrases à peine, sont émises dans d’étranges convulsions, contaminées de souffles, de bruits de bouche, de raclements de gorge, d’expirations/inspirations nasales. Parfois un chant s’installe, mélodieux, intense, résonnant. Voix et violoncelle se mêlent en un même rythme. Dans les vibrations de l’instrument à cordes, la voix découvre des sonorités et les prolonge.
L’intérêt que je porte depuis des années à l’ethnologie se manifeste ici sous une forme très personnelle. L’écoute approfondie des chants des Aborigènes et des Inuits, ne donne pourtant pas lieu à des reproductions ou des collages sonores. C’est plutôt la relation au monde dont témoignent ces musiques qui constitue une source pour mon travail. J’en fais une pratique tout à fait singulière, par une appropriation comme évidente, sans imitation.
D’autres pièces sonores, moins immédiates, de plus en plus nombreuses avec le temps, captent des sons, organisent des lignes mélodiques, décrivent des univers. Ceux-ci entretiennent des relations équivoques avec la musique. Je puise dans mes connaissances – j’ai joué du piano durant de longues années – sans pour autant composer de la musique au sens strict du terme. J’agence des sources sonores multiples comme j’agence des formes, des lignes, des couleurs, des techniques mixtes dans mon travail plastique. Il y a là une expérience toujours renouvelée et alchimique.
Les sons que j’utilise proviennent de mon environnement immédiat, enregistrés dans mon jardin, ouvert sur l’atelier : l’écoulement de la gouttière, le vent dans les feuilles des charmes, le crissement des végétaux morts, la percussion du caillou contre le pot en verre… Je crée un passage, une correspondance entre l’extérieur et l’intérieur de l’atelier. Je me laisse traverser par des portions d’espace qui constituent mes propres territoires. Je me lève avant l’aube pour enregistrer l’heure bleue, les premiers oiseaux. Certains sons d’animaux m’inspirent beaucoup, puisés dans des documents, tels que les chants des baleines, ou ceux des loups (Le chant des baleines, chant de baleine femelle, voix, violoncelle).
Des pièces sonores s’infiltrent dans mes films, elles en constituent parfois même l’origine. Le film s’articule autour de cette trame, sur laquelle j’interviens avec mon corps dans une danse improvisée. Certaines, à chaque fois renouvelées, deviennent des performances devant un public, comme Worstward Ho / Cap au pire inspirée de poèmes de Samuel Beckett. D’autres s’inscrivent dans mon travail d’écriture. Elles sont composées à partir de mes textes, en leur donnant une voix et des articulations rythmiques singulières. Bien plus qu’une simple lecture, elles révèlent autrement l’écriture : les Poèmes l’hiver sont devenus les Poèmes respirés, et autour du Poème vertical, j’ai enregistré plusieurs lectures/performances dans lesquelles interviennent des instruments de musique.
Ces pièces sonores s’inscrivent également dans la continuité de mon travail plastique lorsqu’elles deviennent la matière d’une installation, tout en existant à part entière. Some of Alice’s dreams est une série de pièces écrites au cours du travail sur une série de 150 collages et dessins inspirés d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
Mon travail part (vient) du corps, et cela depuis toujours – je dirais même de mon corps animal. Quand j’ai commencé à peindre, j’ai peint des corps sur des grands formats, comme si j’inscrivais mon propre corps sur la toile, souvent aussi grande que moi. Toujours entre le chant et le cri. Je travaille avec ce langage là. Puis, sur mes anciennes toiles, petit à petit, la peau des corps devenait transparente, elle s’est ouverte; je peignais l’intérieur, les organes, le sang qui palpite, les os, les chairs, tout cela dans un curieux chaos vibratoire et musical. Le corps intervient parfois dans sa nudité, dans les photos, dans les films. Et lorsque je deviens incapable d’écrire, de dessiner, de faire des photos ou des films, je crée des pièces sonores.
Au-delà de l’organique, a surgi alors la question de la présence : qu’est-ce qu’un corps? Comment l’habiter ? Comment apprivoiser et comprendre le monde par son seul intermédiaire ? Je palpe le monde qui m’entoure; les mains sont d’ailleurs récurrentes; ainsi que les lieux habitables pour sentir la nuit interne, ce corps à la fois dans son origine et son devenir: le ventre, l’antre, la hutte, le trou dans le tronc de l’arbre, la cellule, le nid, le coin… l’atelier.
Mes films apparaissent après des années de travail plastique. A mes yeux, ils sont d’ailleurs très picturaux. Les images sont au plus près des corps. Le corps est scruté dans ses questionnements, observé comme un paysage, traqué dans son animalité et dans sa solitude, animé souvent dans des gestes chorégraphiques.
Le corps est aussi fragmenté, parfois déformé, comme s’il devait incessamment tenter de se reconstituer, présenté dans son inachèvement, toujours appelé à renaître de lui-même. Il interroge sa présence et son propre langage charnel, organique, instinctif; tel un miroir flou, inversé peut-être, de la parole articulée. Je préfère le silence murmurant, frissonnant, du langage corporel; tout comme je préfère la poésie qui creuse des chemins de traverses au discours qui borne la route.
Si c’est toujours mon corps qui apparaît dans mes films, c’est d’abord parce que je travaille absolument seule. Par là même, beaucoup de mes films sont des performances filmées. Très rares sont les passages filmés plusieurs fois ou retravaillés. Les images sont des instants uniques; c’est le montage qui donne forme à l’écriture du film.